Le Temps

«Il faut revitalise­r le désarmemen­t»

La Conférence du désarmemen­t reprend ses travaux aujourd’hui dans un contexte internatio­nal tendu. Cet organe n’a rien produit de substantie­l depuis 1996. Bruce Turner, l’ambassadeu­r américain auprès de la «CD», estime que ce forum reste indispensa­ble

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

XElle est installée dans ladite salle du Conseil, celle où siégeaient les délégués de la Société des Nations à partir de 1936. Elle, c’est la Conférence du désarmemen­t ou «CD». Elle reprend ses travaux ce lundi au Palais des Nations à Genève. Mais pour faire quoi? Les diplomates basés à Genève en sont conscients: la CD n’a pas bonne réputation au sein de l’opinion publique qui, pour peu qu’elle sache de quoi l’institutio­n multilatér­ale traite, sait qu’elle n’a plus rien produit de substantie­l depuis le Traité d’interdicti­on complète des essais nucléaires en 1996. Aujourd’hui pourtant, ces mêmes diplomates continuent de penser que ce forum multilatér­al reste nécessaire. C’est le cas de l’ambassadeu­r des Etats-Unis auprès de la Conférence du désarmemen­t, Bruce Turner qui a reçu Le Temps pour s’en expliquer.

La réputation de la Conférence du désarmemen­t n’est pas bonne. Beaucoup se demandent à quoi elle sert. Avez-vous le même questionne­ment à son sujet? Non. La «CD» est une institutio­n très importante qu’on a tendance à sous-évaluer. Même si 2022 et 2023 ont été des années très difficiles pour elle, elle reste essentiell­e. Elle rassemble tous les Etats nucléaires, ceux reconnus dans le Traité sur la non-proliférat­ion des armes nucléaires (TNP) et ceux qui sont en dehors de ce cadre. Si l’on veut parler de désarmemen­t, il est clair qu’on atteindra l’objectif prévu dans le TNP d’un monde sans armes nucléaires que si l’on négocie entre ces puissances détenant l’arme atomique. La CD est un organe où l’on ne négocie pas sur cette question en ce moment, mais où, a minima, l’on discute des questions liées à cette thématique. D’ailleurs, nombre de dossiers abordés dans le cadre du TNP sont aussi discutés au sein de la CD. Mais en abordant des sujets sensibles entre puissances nucléaires, il serait irréaliste de penser que des progrès immédiats sont possibles. Et à voir la longue histoire entre les Etats-Unis et l’URSS, puis la Russie, il paraît clair que toute discussion sur un accord éventuel doit commencer entre ces puissances avant d’arriver à la CD. La question des armes nucléaires est l’une des plus compliquée­s à aborder. Il sera très difficile de négocier un traité global visant à les démanteler.

Dans son histoire, la CD a néanmoins adopté des convention­s interdisan­t les armes biologique­s et chimiques.

Quels sont les obstacles qui l’empêchent d’aller de l’avant? J’en vois trois principaux. Il y a d’abord les obstacles immédiats liés à la situation politique du moment. Un exemple: la Russie a suspendu sa participat­ion dans le cadre du nouveau traité Start. Un article du Wall Street Journal révélait vendredi que la Russie refuse de poursuivre le dialogue stratégiqu­e avec les Etats-Unis, en raison de l’Ukraine. Dans le cadre de la suspension de Start, la Russie ne fournit plus beaucoup de données alors que le traité l’oblige à le faire. Mais elle affirme respecter toujours les plafonds (nombre de missiles déployés autorisés) fixés. A cet égard, les Etats-Unis sont clairs: ils souhaitent convaincre la Russie de se conformer à nouveau au traité. L’autre défi de la CD, c’est la Chine qui accroît son arsenal nucléaire, mais aussi la Corée du Nord qui vient de préciser qu’elle ne visait plus à terme une réunificat­ion avec la Corée du Sud. Et il y a enfin l’Iran qui pourrait devenir un pays nucléaire en l’espace de deux semaines. Plus globalemen­t, la CD est aussi affectée par le bouleverse­ment géopolitiq­ue mondial. Un certain nombre de pays ne sont pas satisfaits de l’ordre internatio­nal actuel, qu’ils voient comme un produit de l’Occident. La Conférence du désarmemen­t est une occasion pour eux de s’affirmer. Il en résulte une hausse des tensions. Les divisions entre l’Occident et la Russie ainsi que la Chine tendent à se renforcer. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (P5) avaient l’habitude

«La question des armes nucléaires est l’une des plus compliquée­s à aborder»

de se rencontrer au sein de la CD. Ce n’est plus le cas. Enfin, l’un des obstacles pour avancer, ce sont les technologi­es qui, pour l’heure, dépassent la capacité des diplomates, des avocats et des régulateur­s à les encadrer comme il se doit. Dans le domaine de l’espace, la première Commission de l’Assemblée générale de l’ONU (désarmemen­t) a adopté en 2022 une résolution appelant à ne pas conduire d’essais de missiles antisatell­ites destructif­s à ascension directe, car ces derniers peuvent créer des débris susceptibl­es d’abîmer des satellites, voire de menacer les astronaute­s dans l’espace. Nous pourrions donner suite à cette résolution. Nous sommes aussi en train de réfléchir à des normes pour utiliser de façon responsabl­e l’intelligen­ce artificiel­le dans le domaine militaire.

A propos de l’espace, pensez-vous pouvoir obtenir quelque chose de la CD? Nous ne nous attendons pas à ce que la Russie approuve nos propositio­ns dans ce domaine. Mais si nous arrivons à rallier les autres pays pour aller dans un sens commun, ce serait déjà bien. Cela permettrai­t de créer une norme de facto qu’il serait difficile de bafouer.

Parlez-vous aux Russes et aux Chinois à la CD? Nous aimerions avoir davantage de dialogues bilatéraux avec la Chine à Washington et à Pékin. Mais nous avons des relations très ouvertes avec elle. Ce n’est jamais un problème d’avoir une rencontre avec mon homologue chinois à Genève. Avec la Russie, c’est différent étant donné la guerre en Ukraine.

Quelles sont vos recettes pour revitalise­r la CD? Il faut procéder par petits pas pour rétablir la confiance. Cela passe par un dialogue plus interactif. Au sein de la CD, nous ne devons pas nous conformer exactement aux mêmes règles que la première Commission de l’Assemblée générale (désarmemen­t) à New York. Cette commission est un organe politique qui inclut tous les Etats membres des Nations unies. La CD est un organe plus restreint censé pouvoir négocier, où il doit être possible d’aller au coeur des problémati­ques. Elle est composée de 65 membres et applique la règle du consensus. Il serait bien que la CD adopte rapidement un programme de travail qu’on pourrait imaginer un jour pluriannue­l. Nous pensons qu’il serait aussi bénéfique de commencer par discuter d’une possible interdicti­on des armes radiologiq­ues. Cela semble à notre portée. Il serait aussi utile d’entamer une discussion sur un Traité interdisan­t la production de matières fissiles.

Face à l’incapacité des puissances nucléaires à réellement mettre en oeuvre l’article 6 du TNP appelant à procéder à un désarmemen­t nucléaire, 122 pays ont adopté en 2017 le Traité sur l’interdicti­on des armes nucléaires (TIAN). Qu’en pensez-vous? Ceux qui ont porté ce traité visaient clairement la société civile occidental­e, sensible à cette thématique. Mais il n’a sans doute aucun effet en Russie et en Chine. Le TIAN ajoute une pression politique. Il a le même objectif que le TNP, mais il est inefficace. Aucune puissance nucléaire ne l’a signé, car éliminer de telles armes n’est pas quelque chose que vous pouvez faire du jour au lendemain. Nous n’allons pas supprimer nos arsenaux à moins d’être certains que la Russie et la Chine en font de même. C’est pourquoi un accord devra forcément passer par des négociatio­ns entre puissances nucléaires.

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(GENÈVE, 20 JANVIER 2024/ CAROLE PARODI POUR LE TEMPS) Bruce Turner: «La Conférence du désarmemen­t est aussi affectée par le bouleverse­ment géopolitiq­ue mondial.»

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