«Il faut revitaliser le désarmement»
La Conférence du désarmement reprend ses travaux aujourd’hui dans un contexte international tendu. Cet organe n’a rien produit de substantiel depuis 1996. Bruce Turner, l’ambassadeur américain auprès de la «CD», estime que ce forum reste indispensable
XElle est installée dans ladite salle du Conseil, celle où siégeaient les délégués de la Société des Nations à partir de 1936. Elle, c’est la Conférence du désarmement ou «CD». Elle reprend ses travaux ce lundi au Palais des Nations à Genève. Mais pour faire quoi? Les diplomates basés à Genève en sont conscients: la CD n’a pas bonne réputation au sein de l’opinion publique qui, pour peu qu’elle sache de quoi l’institution multilatérale traite, sait qu’elle n’a plus rien produit de substantiel depuis le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires en 1996. Aujourd’hui pourtant, ces mêmes diplomates continuent de penser que ce forum multilatéral reste nécessaire. C’est le cas de l’ambassadeur des Etats-Unis auprès de la Conférence du désarmement, Bruce Turner qui a reçu Le Temps pour s’en expliquer.
La réputation de la Conférence du désarmement n’est pas bonne. Beaucoup se demandent à quoi elle sert. Avez-vous le même questionnement à son sujet? Non. La «CD» est une institution très importante qu’on a tendance à sous-évaluer. Même si 2022 et 2023 ont été des années très difficiles pour elle, elle reste essentielle. Elle rassemble tous les Etats nucléaires, ceux reconnus dans le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) et ceux qui sont en dehors de ce cadre. Si l’on veut parler de désarmement, il est clair qu’on atteindra l’objectif prévu dans le TNP d’un monde sans armes nucléaires que si l’on négocie entre ces puissances détenant l’arme atomique. La CD est un organe où l’on ne négocie pas sur cette question en ce moment, mais où, a minima, l’on discute des questions liées à cette thématique. D’ailleurs, nombre de dossiers abordés dans le cadre du TNP sont aussi discutés au sein de la CD. Mais en abordant des sujets sensibles entre puissances nucléaires, il serait irréaliste de penser que des progrès immédiats sont possibles. Et à voir la longue histoire entre les Etats-Unis et l’URSS, puis la Russie, il paraît clair que toute discussion sur un accord éventuel doit commencer entre ces puissances avant d’arriver à la CD. La question des armes nucléaires est l’une des plus compliquées à aborder. Il sera très difficile de négocier un traité global visant à les démanteler.
Dans son histoire, la CD a néanmoins adopté des conventions interdisant les armes biologiques et chimiques.
Quels sont les obstacles qui l’empêchent d’aller de l’avant? J’en vois trois principaux. Il y a d’abord les obstacles immédiats liés à la situation politique du moment. Un exemple: la Russie a suspendu sa participation dans le cadre du nouveau traité Start. Un article du Wall Street Journal révélait vendredi que la Russie refuse de poursuivre le dialogue stratégique avec les Etats-Unis, en raison de l’Ukraine. Dans le cadre de la suspension de Start, la Russie ne fournit plus beaucoup de données alors que le traité l’oblige à le faire. Mais elle affirme respecter toujours les plafonds (nombre de missiles déployés autorisés) fixés. A cet égard, les Etats-Unis sont clairs: ils souhaitent convaincre la Russie de se conformer à nouveau au traité. L’autre défi de la CD, c’est la Chine qui accroît son arsenal nucléaire, mais aussi la Corée du Nord qui vient de préciser qu’elle ne visait plus à terme une réunification avec la Corée du Sud. Et il y a enfin l’Iran qui pourrait devenir un pays nucléaire en l’espace de deux semaines. Plus globalement, la CD est aussi affectée par le bouleversement géopolitique mondial. Un certain nombre de pays ne sont pas satisfaits de l’ordre international actuel, qu’ils voient comme un produit de l’Occident. La Conférence du désarmement est une occasion pour eux de s’affirmer. Il en résulte une hausse des tensions. Les divisions entre l’Occident et la Russie ainsi que la Chine tendent à se renforcer. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (P5) avaient l’habitude
«La question des armes nucléaires est l’une des plus compliquées à aborder»
de se rencontrer au sein de la CD. Ce n’est plus le cas. Enfin, l’un des obstacles pour avancer, ce sont les technologies qui, pour l’heure, dépassent la capacité des diplomates, des avocats et des régulateurs à les encadrer comme il se doit. Dans le domaine de l’espace, la première Commission de l’Assemblée générale de l’ONU (désarmement) a adopté en 2022 une résolution appelant à ne pas conduire d’essais de missiles antisatellites destructifs à ascension directe, car ces derniers peuvent créer des débris susceptibles d’abîmer des satellites, voire de menacer les astronautes dans l’espace. Nous pourrions donner suite à cette résolution. Nous sommes aussi en train de réfléchir à des normes pour utiliser de façon responsable l’intelligence artificielle dans le domaine militaire.
A propos de l’espace, pensez-vous pouvoir obtenir quelque chose de la CD? Nous ne nous attendons pas à ce que la Russie approuve nos propositions dans ce domaine. Mais si nous arrivons à rallier les autres pays pour aller dans un sens commun, ce serait déjà bien. Cela permettrait de créer une norme de facto qu’il serait difficile de bafouer.
Parlez-vous aux Russes et aux Chinois à la CD? Nous aimerions avoir davantage de dialogues bilatéraux avec la Chine à Washington et à Pékin. Mais nous avons des relations très ouvertes avec elle. Ce n’est jamais un problème d’avoir une rencontre avec mon homologue chinois à Genève. Avec la Russie, c’est différent étant donné la guerre en Ukraine.
Quelles sont vos recettes pour revitaliser la CD? Il faut procéder par petits pas pour rétablir la confiance. Cela passe par un dialogue plus interactif. Au sein de la CD, nous ne devons pas nous conformer exactement aux mêmes règles que la première Commission de l’Assemblée générale (désarmement) à New York. Cette commission est un organe politique qui inclut tous les Etats membres des Nations unies. La CD est un organe plus restreint censé pouvoir négocier, où il doit être possible d’aller au coeur des problématiques. Elle est composée de 65 membres et applique la règle du consensus. Il serait bien que la CD adopte rapidement un programme de travail qu’on pourrait imaginer un jour pluriannuel. Nous pensons qu’il serait aussi bénéfique de commencer par discuter d’une possible interdiction des armes radiologiques. Cela semble à notre portée. Il serait aussi utile d’entamer une discussion sur un Traité interdisant la production de matières fissiles.
Face à l’incapacité des puissances nucléaires à réellement mettre en oeuvre l’article 6 du TNP appelant à procéder à un désarmement nucléaire, 122 pays ont adopté en 2017 le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Qu’en pensez-vous? Ceux qui ont porté ce traité visaient clairement la société civile occidentale, sensible à cette thématique. Mais il n’a sans doute aucun effet en Russie et en Chine. Le TIAN ajoute une pression politique. Il a le même objectif que le TNP, mais il est inefficace. Aucune puissance nucléaire ne l’a signé, car éliminer de telles armes n’est pas quelque chose que vous pouvez faire du jour au lendemain. Nous n’allons pas supprimer nos arsenaux à moins d’être certains que la Russie et la Chine en font de même. C’est pourquoi un accord devra forcément passer par des négociations entre puissances nucléaires.
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