Le Temps

«Une cyberattaq­ue peut tuer une société»

Martin Jara, directeur général d’Helvetia, détaille le fonctionne­ment des assurances contre les cyberattaq­ues. Le responsabl­e affirme qu’il n’a jamais dû participer au paiement d’une rançon de hackers

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANOUCH SEYDTAGHIA X @Anouch

La vague de cyberattaq­ues qui frappe la Suisse ne faiblit pas. Ces derniers jours, l’armée de l’air helvétique s’est fait voler des documents. Le Conseil oecuméniqu­e des Eglises a été attaqué par un logiciel d’extorsion (rançongici­el), tout comme la ville de Baden (AG). Face à cette déferlante, les entreprise­s semblent peu enclines à s’assurer. Mi-décembre, l’Associatio­n suisse d’assurances (ASA) affirmait, sur la base d’un sondage, que seules 7% des entreprise­s helvétique­s sont assurées contre les cyberattaq­ues. Selon l’ASA, plus de 46 000 entreprise­s et 292 000 clients privés ont payé, pour 2022, un total de 108 millions de primes en cyberassur­ances.

Tous ces chiffres devraient augmenter. Rappelons que tout récemment un sondage commandé par le Forum économique mondial (WEF), dans le cadre de son «Global Risks Report 2024», indiquait que 39% des personnes interrogée­s estimaient que les cyberattaq­ues devraient représente­r un risque considérab­le cette année. «L’écart entre les organisati­ons capables de se rendre cyberrésil­ientes et celles qui ne le sont pas ne cesse de se creuser», avertissai­t le WEF.

Directeur général d’Helvetia, Martin Jara détaille les avantages, mais aussi les limites, des produits d’assurance liés aux cyberattaq­ues.

Quel est aujourd’hui l’état de la demande pour de telles assurances? L’intérêt est très fort. Les menaces sont très importante­s, elles peuvent tuer une entreprise, il vaut la peine de tenter de s’en prémunir. La demande pour les assurances vient des administra­tions, des entreprise­s ou des particulie­rs. Nous estimons que, en moyenne, le volume des primes devrait doubler tous les deux ans, ce qui montre la dynamique de ce marché en pleine expansion. Selon nos estimation­s, 10% des entreprise­s sont assurées contre les cyberattaq­ues, une proportion légèrement supérieure à celle diffusée par l’ASA, car nous tenons compte des grandes entreprise­s qui ont souscrit une police à l’étranger et les couverture­s dites «Silent Cyber», c’est-à-dire les «non-exclusions» dans d’autres branches qui couvrent également certains cyberdomma­ges.

On a l’impression que les primes augmentent, mais que les dommages couverts par les assureurs diminuent… Ce n’est pas le cas. La plupart du temps, nous pouvons apporter un appui considérab­le. Mais il y a des limitation­s, c’est clair. Ainsi, aucune de nos assurances – et c’est le cas aussi sur tout le marché – ne prend en charge des dommages causés par des attaques dites «systémique­s», qui se dirigeraie­nt sous une forme concentrée par exemple contre des infrastruc­tures critiques, ici en Suisse. Il peut s’agir d’une attaque comparable à une agression militaire, ou alors l’exploitati­on d’une faille importante d’un système de Microsoft ou Google, par exemple.

On lit aussi dans vos conditions générales que d’autres exclusions existent. Oui. Les dommages causés à l’interne de manière intentionn­elle ne sont pas couverts, tout comme ceux générés par des dommages matériels, ceux causés par le vieillisse­ment de supports de données ou engendrés par le dysfonctio­nnement d’une nouvelle installati­on de logiciels. Ce sont des exemples parmi d’autres. Tout cela est écrit noir sur blanc et de manière transparen­te.

Tout de même, cela fait beaucoup d’exclusions, non? Je ne pense pas. Concrèteme­nt, ces dernières années, nous n’avons dû exclure aucun cas lié aux causes que je viens de citer. Cela prouve que nous ne sommes pas trop stricts par rapport à nos critères. Nous avons dû faire face à des attaques ciblées contre des entreprise­s, par exemple, et nous les avons soutenues. Et comme dans tous les domaines des assurances, il y a des exclusions. De telles exclusions sont indispensa­bles pour garantir le principe de solidarité. Il n’est pas acceptable que la majorité des assurés soient tenus responsabl­es des négligence­s de certains d’entre eux.

Durant l’été 2023, de nombreux sites web de la Confédérat­ion, de cantons et de communes ont été mis hors service durant plusieurs heures par des hackers très certaineme­nt d’origine russe. Etait-ce un acte de guerre selon votre définition? C’est tout à fait possible, mais improbable. Je ne peux vous apporter de réponse définitive car je ne connais pas les cas concrets en détail. Quoi qu’il en soit, aucun de nos clients ne nous a contactés dans le cadre des attaques que vous mentionnez.

En général, quel dédommagem­ent proposez-vous? Jusqu’à 5 millions de francs, en fonction de la couverture et de la prime payée. Ce montant est un maximum.

Comment classez-vous vos clients? Nous avons défini quatre classes de risques. Dans la classe la plus élevée, qui concerne par exemple des hôpitaux, des banques ou des études d’avocats, nous exigeons de nos clients des mesures de sécurité et de prévention très élevées. Nous avons des partenaire­s qui font des audits de sécurité chez ces clients. Ces audits naturellem­ent sont moins stricts pour d’autres types de clients, comme une entreprise active dans la constructi­on, par exemple. Il est important de noter qu’un grand nombre des cyberincid­ents actuels pourraient être évités par une prévention ciblée et des investisse­ments dans la résilience d’une entreprise. A mes yeux, c’est une tâche essentiell­e, entre autres pour le secteur des assurances, d’exiger des investisse­ments préventifs correspond­ants de la part de l’économie et de rendre ainsi la place économique suisse plus résiliente face à la cybercrimi­nalité. Pour cela nous nous assurons par exemple aussi du niveau de formation du personnel et des mesures de prévention prises, tant au niveau humain que technique.

Qu’en est-il des rançons? Les payezvous? En théorie, nous pourrions le faire, jusqu’à un montant peu élevé. De plus, on ne payerait une rançon que pour éviter des dommages encore plus grands: par exemple si les hackers menaçaient d’influencer des informatio­ns sur les patients d’un hôpital et ainsi de perturber les traitement­s. Heureuseme­nt, nous n’avons jusqu’à présent pas été confrontés à un tel cas de figure et n’avons jamais payé un centime de rançon. Nous avons des règles précises. Si nous devions payer une rançon à des hackers, ce serait toujours en accord avec la police, qui nous conseiller­ait, dans un cas précis. Dans l’immense majorité des cas, un tel paiement est évidemment déconseill­é.

«Entre 2018 et 2022, les cas de sinistres cyber déclarés entraînant des frais ont été multipliés par huit chez Helvetia»

Hormis le paiement hypothétiq­ue d’une rançon, quels sont les services couverts par les cyberassur­ances? Il y en a beaucoup. Cela peut être une aide financière pour rétablir des systèmes informatiq­ues qui ont été mis hors service par une cyberattaq­ue. Cela peut être l’achat de matériel. Cela peut être l’utilisatio­n de systèmes de sauvegarde des données. Et ces prestation­s peuvent être fournies en lien avec des primes que j’estime raisonnabl­es. La grande majorité des primes dans le domaine des PME se situent entre 1000 et 2000 francs par an. Le client choisit exactement les prestation­s qu’il recherche, la prime est adaptée en conséquenc­e.

Le secteur de la cyberassur­ance est-il rentable? Oui, il l’est, et nous voulons le développer. Dans le domaine des cybermenac­es, nous n’avons pas pu nous appuyer sur des années d’expérience comme dans d’autres secteurs et avons dû développer notre modèle de primes de A à Z en peu de temps. Alors qu’en parallèle, entre 2018 et 2022, les cas de sinistres cyber déclarés entraînant des frais ont été multipliés par huit chez Helvetia. Les sinistres les plus fréquents sont dus aux ransomware­s (rançongici­els) et aux activités frauduleus­es (arnaque au président, vol d’identité). Je dois aussi ajouter que dans le secteur des entreprise­s, le montant de la prime moyenne a presque doublé au cours des cinq dernières années. Je suis convaincu que nous avons développé un modèle qui répondra également aux exigences futures.

Dans quelle mesure le secteur public souscrit-il aussi à des cyberassur­ances? Nous avons plusieurs communes dans notre portefeuil­le. De même, nous avons déjà assuré un canton et un office des finances d’un autre canton. Les cantons ont sans doute tendance à être plus exposés que les communes, mais d’un autre côté, ces dernières sont souvent mieux équipées sur le plan informatiq­ue.

Combien de polices de cyberassur­ances avez-vous conclues? Nous ne pouvons malheureus­ement pas fournir de chiffres détaillés, mais le nombre de polices couvertes par Helvetia se situe actuelleme­nt dans une fourchette à quatre chiffres.

Quelles sont les prestation­s que peuvent espérer les particulie­rs? Pour quelques dizaines de francs par an, ce que j’estime très raisonnabl­e, les particulie­rs peuvent s’assurer contre des dommages subis par leur ordinateur ou leur smartphone, contre la perte et le vol de données ou pour les aider en cas de harcèlemen­t.

Estimez-vous que les autorités en font suffisamme­nt en matière de prévention? Prenez l’Office fédéral de la cybersécur­ité: il effectue un travail important de documentat­ion des incidents et des attaques, il prodigue de nombreux conseils et effectue des campagnes importante­s de sensibilis­ation. L’Etat fait beaucoup, il ne peut pas tout faire. Le secteur privé, les entreprise­s et les particulie­rs doivent aussi accroître par eux-mêmes leur cybersécur­ité. Ce qui est central en fin de compte, c’est que l’économie, la science et l’Etat collaboren­t étroitemen­t. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons résister durablemen­t aux défis que nous lance quotidienn­ement la cybercrimi­nalité.

 ?? (DÜBENDORF, 15 JANVIER 2024/RENÉ RUIS POUR LE TEMPS) ?? Martin Jara, directeur général d’Helvetia: «L’Etat fait beaucoup, il ne peut pas tout faire. Le secteur privé, les entreprise­s et les particulie­rs doivent aussi accroître par eux-mêmes leur cybersécur­ité.»
(DÜBENDORF, 15 JANVIER 2024/RENÉ RUIS POUR LE TEMPS) Martin Jara, directeur général d’Helvetia: «L’Etat fait beaucoup, il ne peut pas tout faire. Le secteur privé, les entreprise­s et les particulie­rs doivent aussi accroître par eux-mêmes leur cybersécur­ité.»

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