Le Temps

Prix Nobel de littératur­e, Jon Fosse rapetisse à la Comédie de Genève

L’ex-codirecteu­r de la maison genevoise Denis Maillefer monte «Rêve d’automne», requiem amoureux obsédant, au mystère hélas désamorcé par les choix de mise en scène et d’interpréta­tion

- ALEXANDRE DEMIDOFF X @alexandred­mdff Rêve d’automne, Comédie de Genève, jusqu’au 28 janvier.

Il faut se méfier de Jon Fosse. L’écrivain norvégien, Prix Nobel de littératur­e en 2023, écrit dans une langue sèche et économe, langue d’isba mélancoliq­ue, de bar désaffecté, d’alcôve désertée. Ses pièces – traduites aux Editions de L’Arche par le formidable Terje Sinding – dessinent l’archipel de nos solitudes. Elles paraissent familières. Or leur piège est la familiarit­é. C’est celui dans lequel tombe le metteur en scène Denis Maillefer qui monte Rêve d’automne à la Comédie de Genève – dont il a été le codirecteu­r jusqu’à la fin de la saison passée. Le spectacle est saturé de tout dans sa première partie, avant de s’affiner in extremis et de dessiner enfin un cap.

A priori, Denis Maillefer semblait destiné à cette prose entre chien et loup. Ses plus belles créations ont cette teinte, qu’il adapte Seule la merd’Amos Oz, L’Enfant éternel de Philippe Forest ou qu’il monte Perdre son sacde Pascal Rambert. Au coeur de son travail, l’angoisse de la disparitio­n. C’est justement ce qui sous-tend Rêve d’automne. Sur scène, des dalles de cimetière imposent leur ordre sur une terre cendrée. Sur l’une d’elles, un endeuillé prostré cuve son cafard: il enterre sa grand-mère. Chez Jon Fosse, il n’a pas de nom: c’est l’Homme. Il est joué par Vincent Fontannaz. A cet instant-là, il n’attend personne si ce n’est ses parents.

Mais voici qu’une revenante surgit dans une allée. C’est La Femme incarnée par Isabelle Caillat, méconnaiss­able dans son blouson orange d’ado attardée. Ils se sont aimés dans un passé flou et se sont fuis de crainte, peut-être, que leur passion ne ravage tout avec eux. Il est marié, a un fils, mais a toujours pensé à elle. A deux, ils tirent les fils de cette histoire au conditionn­el en déchiffran­t les noms sur les pierres tombales, autant de présences, d’ardeurs enfuies, de préfigurat­ions de l’oubli qui les engloutira eux aussi.

Marivaudag­e au cimetière

Pourquoi ça ne prend pas alors? On retrouve certes la patte de Denis Maillefer: une attention à l’image d’abord avec, en guise d’horizon, la vidéo en format longitudin­al d’une forêt gris-noir où passe parfois un oiseau; un plaisir de mélomane à ourler le drame de morceaux pénétrants. Mais cet habillage ne suffit pas à donner de la consistanc­e à ce Rêve d’automne. C’est le jeu qui pèche. Vincent Fontannaz et Isabelle Caillat forcent le trait dans une veine réaliste et triviale, désamorçan­t, à force de gesticulat­ions, le mystère de la rencontre.

Le familier vire dès lors en familiarit­é, le sentiment en sentimenta­lisme, l’élégie en marivaudag­e au pays des morts. Bref, tout paraît bavard et surjoué – défaut auquel échappe Roland Vouilloz dans le rôle du Père, mais pas Marie-Madeleine Pasquier qui compose à outrance, dans un registre boulevardi­er désarçonna­nt, une Mère débordée et débordante. Cette emphase dramatique est sans doute une réponse au minimalism­e de Jon Fosse, une façon de le circonscri­re. Problème: à force d’aplatir la langue syncopée de l’auteur de Melancholi­a, on perd sa pulsation et son âpreté.

Le dernier segment de ce Rêve d’automne corrige – un peu – cette impression. Les cartes du temps et du désir se sont brouillées. L’épouse (Joëlle Fontannaz) de L’Homme est entrée en lice. Ils ne sont plus mariés, comprend-on, et leur fils va mourir. L’Homme et la Femme, eux, accommoden­t les reliefs d’une passion. Il dégringole ainsi: «Qu’est-ce qu’on cherche?» Elle, dans son petit pull rose de baby doll, s’agrippe: «Tu ne m’aimes plus», puis: «J’ai si peur». Isabelle Caillat dit l’amour en fuite comme on lâche le guidon dans une descente de col et c’est poignant.

En 2010 à Paris, Patrice Chéreau déployait Rêve d’automne dans une salle du Musée du Louvre – reconstitu­ée par la suite au Théâtre de la Ville par son scénograph­e Richard Peduzzi. Pascal Greggory était L’Homme, Valéria Bruni-Tedeschi, La Femme. Les cailloux de ces confession­s automnales tombaient dans le puits sans fond de nos rêves échoués. La smala était cernée par les figures d’un passé héroïque ou mythologiq­ue représenté­es sur des toiles géantes. Le requiem de Fosse, grandiose, vous étreignait. Il échappait à un réalisme de téléfilm, s’ouvrait vers l’inconnu. C’est ce souffle, charnel et métaphysiq­ue, qui manque dans la version de la Comédie.

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