Le Temps

Soyons davantage exigeants avec Twint, qui stagne dangereuse­ment

L’entreprise suisse, qui a poursuivi son essor en 2023, veut désormais simplifier les paiements en magasin. Jusqu’où l’applicatio­n va-t-elle se déployer? Des experts décryptent le phénomène

- ANOUCH SEYDTAGHIA @Anouch

D’apparence, c’est l’histoire d’un succès suisse indiscutab­le. Près de sept ans après son lancement, Twint compte plus de 5 millions d’utilisateu­rs, qui ont effectué 590 millions de transactio­ns en 2023, un nombre en forte hausse par rapport aux 386 millions de 2022. Tout le monde connaît cette app de paiement, simple à utiliser, efficace, sûre et fiable.

En s’alliant intelligem­ment, les principale­s banques helvétique­s ont réussi à créer un service national, indépendan­t des géants américains de la technologi­e. Alors que les solutions souveraine­s numériques se raréfient, Twint est une réussite à souligner.

Mais attention: cette réussite s’essouffle. Il y a bien sûr le nombre d’utilisateu­rs, qui stagne. Mais surtout le nombre de fonctions, qui n’évolue guère. D’accord, Twint devient incontourn­able dans les parkings et permet depuis peu de payer dans les trente jours. Mais ce sont à peu près les seules innovation­s de ces derniers mois. Sans parler de l’impossibil­ité de l’employer à l’étranger, faute d’accord à l’internatio­nal.

Les actionnair­es de Twint ont de la chance, la concurrenc­e étrangère est encore faible.

Mais ce n’est pas une excuse. L’applicatio­n helvétique doit proposer davantage de services, que ce soit pour faciliter les achats en ligne, permettre d’utiliser plus de

Cette réussite s’essouffle

cartes de fidélité ou s’ouvrir à davantage de partenaire­s. En parallèle, des fonctions proposées aujourd’hui par Twint interpelle­nt: ses comparateu­rs d’abonnement­s de téléphonie mobile ou d’assurances donnent l’impression d’être exhaustifs. Or ce n’est de loin pas le cas…

Bien sûr, Twint est une entreprise privée, détenue par des banques dont l’intérêt est avant tout financier. Ce n’est pas un service public – même s’il est la propriété de nombreuses banques cantonales et de PostFinanc­e. Mais son statut de solution suisse ultra-populaire lui impose des obligation­s: l’app doit être au service de tous et offrir davantage aux consommate­urs. On ne demande pas une «app à tout faire» de type WeChat, l’applicatio­n à succès chinoise. Mais il faut que Twint se montre plus utile encore.

Pour le moment, Apple et Google innovent peu en Suisse, laissant beaucoup de place à Twint. Mais ce répit ne durera sans doute pas longtemps.

A la caisse, en ligne, entre amis, le succès de Twint ne se dément pas. L’an dernier, plus de 590 millions de transactio­ns ont été menées, soit un bond de plus de 50%, a souligné l’entreprise suisse lundi dans un communiqué. Quelque 72% des transactio­ns effectuées l’ont été pour des opérations commercial­es et 28% pour des paiements entre particulie­rs, a détaillé la société, détenue par les banques cantonales vaudoise et zurichoise, PostFinanc­e, Raiffeisen, UBS, SIX et Worldline.

La progressio­n est particuliè­rement vive dans le commerce stationnai­re, où les règlements ont quasiment doublé. Ce succès phénoménal est-il appelé à perdurer? «Oui, la croissance va se poursuivre, en particulie­r pour les paiements sur place, estime Tobias Trütsch, directeur du Centre pour l’innovation dans les services financiers de l’Université de Saint-Gall. Mais la progressio­n va probableme­nt s’atténuer en raison d’un effet de base.»

Pour Ralf Beyeler, le potentiel de développem­ent de Twint est encore important. «Certes, plus de 5 millions d’utilisateu­rs ont installé l’app, mais son utilisatio­n effective est encore relativeme­nt faible», note l’expert en questions d’argent auprès du service comparatif Moneyland.ch.

La concurrenc­e larguée?

Environ 425 millions de paiements sont effectués chaque année avec Twint, auxquels s’ajoutent 165 millions de transactio­ns d’utilisateu­r à utilisateu­r. Or, à titre de comparaiso­n, les Suisses sortent 1,52 milliard de fois leur carte de débit, sans tenir compte des transactio­ns à l’étranger, souligne l’expert.

Forte de son essor, l’applicatio­n de paiement a-t-elle annihilé toute concurrenc­e? «En Suisse, où près d’une personne sur deux utilise un iPhone, la concurrenc­e est rude, notamment avec Apple Pay, relève JeanClaude Frick, expert numérique chez Comparis. La possibilit­é de transférer très facilement de l’argent entre personnes privées est en revanche une fonction qui manquait jusqu’à présent à son rival. Twint s’est très vite imposée dans ce domaine. Apple Pay connaît certes cette fonction, mais ne l’a pas encore activée chez nous.»

Il existe de nombreux autres moyens de paiement comme les espèces, les cartes de débit, les cartes de crédit et les systèmes de paiement mobiles comme Apple Pay et Google Pay, rappelle pour sa part Ralf Beyeler. «Twint exploite toutefois certaines niches de manière très habile.» L’expert cite notamment l’autocollan­t code QR que les petits commerçant­s peuvent utiliser. Une solution particuliè­rement adaptée dans les magasins à la ferme ou les marchés, puisque le commerçant ne doit pas acquérir de terminal de paiement. Twint est également pratique pour le paiement des places de parking, «bien qu’il y ait là aussi des alternativ­es, mais celles-ci sont toutefois beaucoup plus compliquée­s», relève-t-il.

Un manque d’innovation?

Avec une telle notoriété, Twint ne devrait-elle pas se montrer plus ambitieuse et proposer davantage de services? «Sa part de marché est d’environ 65-75%. En ce sens, elle a une position forte, mais elle n’est certaineme­nt pas la seule, note Andreas Dietrich, professeur de finance à la Haute Ecole lucernoise (HSLU). Pour qu’elle puisse conserver cette position et continuer à s’imposer face aux grandes entreprise­s de la tech actives au niveau internatio­nal et disposant d’une grande base d’utilisateu­rs (Apple, Samsung, Google, etc.), Twint doit rester innovante.»

Cette année, Twint entend continuer à promouvoir son utilisatio­n dans le commerce physique. Des widgets [applicatio­ns utilisable­s directemen­t sur le menu principal du téléphone, ndlr] pour les iPhone seront introduits progressiv­ement dans le courant de l’année. Les utilisateu­rs pourront ainsi payer à la caisse directemen­t depuis l’écran d’accueil, voire quand l’appareil est verrouillé. Le paiement à la caisse sera «encore plus rapide et facile», promet Twint, car l’applicatio­n a actuelleme­nt un net désavantag­e par rapport aux cartes munies d’une puce NFC qu’il suffit d’approcher du terminal pour payer.

Reste que cet essor est loin de réjouir tous les acteurs du commerce de détail. «Twint nous inquiète, affirme Dagmar Jenni, directrice de l’associatio­n faîtière de la branche, Swiss Retail Federation. En particulie­r parce que les petits et moyens commerçant­s paient aujourd’hui plus ou moins autant pour Twint que pour les cartes de crédit. La tarificati­on actuelle de Twint semble osciller entre 0,8 et 1,3%, ce qui nous semble totalement exagéré. Nous pensons qu’elle devrait plutôt se situer au niveau des transactio­ns par cartes de débit, c’est-à-dire à un taux d’environ 0,1% ou des frais de transactio­n de 7 à 12 centimes, plus un éventuel supplément technique.»

Dans de nombreux autres pays, notamment en Chine, les applicatio­ns de paiement deviennent de plus en plus polyvalent­es. Ainsi, celles-ci ne permettent pas seulement de payer, mais aussi de commander des repas, de faire des commentair­es en ligne et d’échanger des messages avec des collègues. «Je pense toutefois qu’une telle extension n’aurait pas de sens pour Twint», estime Ralf Beyeler.

Des évolutions lentes

«Les superappli­cations chinoises comme Alipay et WeChat Pay servent de modèles» TOBIAS TRÜTSCH, UNIVERSITÉ DE SAINT-GALL

Tobias Trütsch considère pour sa part que l’app devrait intégrer d’autres fonctions afin de simplifier au maximum la vie quotidienn­e, comme la possibilit­é de faire le plein ou de comparer des services. «Les super-applicatio­ns chinoises comme Alipay et WeChat Pay servent de modèles. Par ailleurs, l’objectif est certaineme­nt que Twint puisse également être utilisée à l’étranger.»

Jean-Claude Frick se montre assez critique. «Twint n’évolue que lentement. Les fonctions actuelles de paiement existent déjà depuis longtemps. L’applicatio­n tente de s’établir comme place de marché où l’on peut faire des achats directemen­t. Jusqu’à présent, Twint n’est pas perçue comme un portail de bonnes affaires, mais avant tout comme une applicatio­n de paiement.»

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