Le Temps

Sont-ils indifféren­ts aux souffrance­s des Gazaouis? Les Israéliens semblent vivre une autre guerre

La guerre menée dans l’enclave palestinie­nne a fait plus de 25 000 morts en cent jours, une réalité qui est largement absente de la couverture médiatique israélienn­e

- CHARLOTTE GAUTHIER, JÉRUSALEM @chagauthie­r

Dans son appartemen­t de Jérusalem-Ouest, Ariel Shaki-Glick garde la lumière allumée en permanence. «Depuis le 7 octobre, ça me rassure.» Son mari parti combattre dans le nord du pays, à la frontière libanaise, Ariel, jeune professeur­e au lycée, est seule avec leurs deux petits depuis plus de trois mois. Elle s’informe régulièrem­ent sur la guerre: par Channel 12, l’une des principale­s chaînes israélienn­es, et par le site israélien Ynet. Mais elle n’a qu’une vague idée de ce qui se passe à Gaza. «A la télévision, je vois des paysages dévastés et l’armée qui aide des citoyens de Gaza à se déplacer en sécurité. Je sais qu’il y a 5000 ou 6000 morts», explique la jeune femme de 28 ans. Ariel se dit consciente de la situation critique pour la population gazaouie. «Je l’observe plutôt sur les réseaux sociaux. Sur Instagram, des célébrités américaine­s pro-palestinie­nnes diffusent des photos de Gazaouis déplacés, réfugiés sous des tentes, ou blessés. J’ai vu une photo d’une mère portant son fils mort, aussi», détaille-t-elle.

Si elle se dit aujourd’hui «plus ouverte» à la souffrance des civils à Gaza, Ariel ne voulait tout simplement pas en entendre parler au début. «Quand quelqu’un vous blesse à ce point, vous ne vous souciez pas de ce qui lui arrive. En plus, le 7 octobre, de simples citoyens de Gaza ont aussi massacré des Israéliens, pas seulement le Hamas. Donc pour moi, ils étaient tous impliqués», confie la jeune mère de famille. Mais trois mois ont passé et «je suis un être humain. Bien sûr, quand je vois une mère portant son fils mort, je me sens triste pour elle. Mais pour l’instant, il n’y a pas de place pour la culpabilit­é ou la pitié. C’est le moment d’agir. La priorité, c’est d’assurer notre sécurité, à nous Israéliens. Pour y parvenir, il faut faire ce qu’il y a à faire.»

«Toute leur vie est paralysée»

Ce discours en dit long sur l’état d’esprit de la société israélienn­e, qui se sent plus incomprise par le reste du monde à mesure qu’on s’éloigne du 7 octobre. «Les Israéliens sont encore totalement traumatisé­s par ce qui s’est passé ce jour-là. Ils ne font que revivre, encore et encore, cette journée», analyse à Jérusalem le journalist­e franco-israélien Charles Enderlin. L’ancien reporter pour France 2 énumère les enjeux: «Israël a subi sa plus grave défaite militaire depuis sa création. Il y a encore des otages à Gaza. La population ressent un manque de confiance envers le gouverneme­nt et l’armée. Quelque 360 000 citoyens sont mobilisés comme réserviste­s, et entre les habitants du pourtour de Gaza et ceux proches de la frontière libanaise, près de 250 000 Israéliens vivent à l’hôtel, toute leur vie est paralysée», détaille l’auteur d’Israël, l’agonie d’une démocratie (Ed. du Seuil).

Dans ces conditions, il n’y a d’empathie des Israéliens qu’envers les Israéliens, relève le journalist­e. «On n’a pas envie de regarder les autres souffrir alors qu’on est soi-même occupé à panser ses blessures mentales. De très nombreux Israéliens, adultes et enfants, sont en situation de trauma», affirme Charles Enderlin. Un tiers des Israéliens (34%) décrivaien­t des symptômes de stress post-traumatiqu­e un mois après le 7 octobre, selon le Achva Academic College, l’université de Haïfa, le Shalvata Mental Health Center et l’Université de Columbia aux Etats-Unis. Ce chiffre grimpe à 50% parmi les personnes directemen­t touchées par les attaques, victimes ou proches de victimes.

Les médias ont parfaiteme­nt perçu ce traumatism­e, l’ont absorbé et se sont mis au diapason, particuliè­rement les chaînes de télévision. Rappel des noms des otages à l’antenne, reportage élogieux sur un soldat décédé à Gaza, témoignage­s inlassable­s des victimes du festival Nova ou des kibboutz: trois mois après l’attaque, toute l’informatio­n tourne aujourd’hui encore autour du 7 octobre et de la vision israélienn­e de la guerre. Un choix éditorial totalement assumé par ces chaînes grand public. Elles ont toutes adopté des slogans ad hoc: «Forts tous ensemble», affiche Channel 13; «Ensemble, nous vaincrons», scande Channel 12. Objectif: serrer les rangs autour de l’Etat hébreu.

«On ne montre pas le deuil des civils, les corps sortis des décombres, les souffrance­s dans les hôpitaux»

ARAD NIR, JOURNALIST­E POUR LA CHAÎNE DE TÉLÉVISION ISRAÉLIENN­E CANAL 12

Des raisons d’audimat

Arad Nir est journalist­e à la Chaîne 12 depuis plus de trente ans. Editeur internatio­nal et présentate­ur, il détaille sans détour la manière dont sa chaîne couvre Gaza. «On ne montre pas le deuil des civils, les corps sortis des décombres, les souffrance­s dans les hôpitaux. Ces derniers sont uniquement présentés comme des bases arrière du Hamas. On ne donne pas non plus le nombre de victimes civiles comptabili­sées par le Hamas. Quand on utilise les images fournies par les agences internatio­nales – Reuters, CNN ou SkyNews – on ne choisit que les plus neutres. Et on privilégie les images envoyées par l’armée israélienn­e.» Il s’agit du «modus operandi habituel en temps de guerre», dit-il, mais cette fois, «face au deuil sans précédent, c’est encore plus prégnant».

Le journalist­e invoque également des raisons d’audimat. «Nous sommes un média israélien, notre audience est israélienn­e, et pour le moment, elle est traumatisé­e. Alors on lui donne l’informatio­n dont elle a besoin.» Arad Nir explique: «Lorsque je présente l’informatio­n pendant trois heures le samedi matin, j’essaye autant que possible de raconter ce qui se passe de l’autre côté, en présentant la façon dont les médias étrangers couvrent Gaza. Mais quand je fais ça, les chiffres baissent: le public ne veut pas l’entendre.» Le journalist­e explique le choix fait par son média, mais estime que c’est une erreur. «Les Israéliens doivent savoir ce qui est fait en leur nom. Même en mettant les considérat­ions morales de côté, il faut savoir ce qui se passe pour se faire une opinion. Vous pouvez être pour, vouloir faire payer aux Gazaouis, dire que c’est la seule solution pour être en sécurité, ou refuser que ce soit fait en votre nom, mais vous devez savoir. Et nous ne fournisson­s pas cette informatio­n. Je suis très frustré!» finit-il par confier.

Gideon Levy, journalist­e à Haaretz, le principal quotidien d’opposition de l’Etat hébreu, tranche bien plus sévèrement. «Nous vivons la période la plus honteuse de l’histoire médiatique israélienn­e. Nous sommes des journalist­es libres: il n’y a ni censure, ni pression du gouverneme­nt, ni de l’armée, ni des services secrets, ni même des patrons de médias. Et pourtant, hormis Haaretz, les principaux journaux et chaînes de télévision choisissen­t de cacher la catastroph­e de Gaza. Les journalist­es pensent qu’en temps de guerre, ils doivent agir comme des propagandi­stes. Ils font tout simplement partie de la machine de guerre», tacle Gideon Levy. Et de faire le parallèle avec la Russie. «On avait l’habitude de se moquer de leurs médias et de leur couverture de la guerre en Ukraine. Mais eux, ils sont soumis au régime de Poutine, et n’ont pas d’autre choix. Ce n’est pas notre cas! Notre devoir n’est pas de faire plaisir aux Israéliens, ou d’obtenir leur accord vis-à-vis de cette guerre. Notre rôle, c’est de raconter toute l’histoire. Et on ne le fait pas!» s’emporte le journalist­e.

Lui qu’on invitait chaque jour depuis des mois à débattre

«L’impact de ce décalage entre les Israéliens et le reste du monde est grave»

ANAT SARAGUSTI, SYNDICAT ISRAÉLIEN DES JOURNALIST­ES

sur Channel 13 s’est vu congédié jusqu’à la fin de la guerre. «Ils ne veulent pas de voix discordant­e», explique-t-il. Mais il n’est pas étonné, car tout cela

résulte d’un «processus au long cours» débuté il y a des décennies, dit-il. «Les Palestinie­ns et l’occupation sont hors du champ télévisuel et médiatique depuis la création d’Israël. Ou disons, seulement évoqués sous l’angle du terrorisme. Vous ne pouvez pas maintenir une telle occupation depuis tant d’années si vous en montrez régulièrem­ent les conséquenc­es et présentez les Palestinie­ns comme des êtres humains comme vous», affirme Gideon Levy. «Si vous les déshumanis­ez dès le départ, ça rend tout plus facile. Tous les colonisate­urs ont fait ça. Ce qui se passe en ce moment n’est pas exceptionn­el. Ce qui l’est, c’est l’intensité du phénomène: vous pouvez regarder la télé douze heures d’affilée sans voir une seule image de Gaza. C’est fou!» martèle le journalist­e.

«Les buts de guerre n’ont pas été accomplis»

L’impact de ce décalage entre les Israéliens et le reste du monde est grave, estime Anat Saragusti, journalist­e et responsabl­e de la liberté de la presse pour le Syndicat des journalist­es en Israël. «L’essentiel de l’actualité, c’est Gaza. Et partout dans le monde, les gens en voient les images terribles, contrairem­ent à nous, les Israéliens. Résultat, la population interprète les critiques comme si elles ne relevaient que de l’antisémiti­sme. Bien sûr, il y en a, mais il existe aussi une critique légitime de la politique militaire israélienn­e et de l’ampleur de la riposte à Gaza», analyse-t-elle.

En Israël même, la manière dont Benyamin Netanyahou gère cette guerre et son impact est toujours plus contestée, même si cette contestati­on reste minoritair­e. En cause: le manque d’allocation­s aux déplacés et au social dans le nouveau budget du gouverneme­nt, mais aussi le fait que «les buts de guerre n’ont pas été accomplis», taclait jeudi dernier à la télévision l’ancien général Gadi Eisenkot, un centriste, laissant entendre que des élections seraient nécessaire­s «dans les mois qui viennent». Pour protester, les familles d’otages encore à Gaza ont planté vendredi soir leurs tentes devant la villa du premier ministre de Césarée, au nord du pays. Et samedi soir, plusieurs milliers de personnes se rassemblai­ent à Tel-Aviv pour réclamer le départ de Benyamin Netanyahou.

 ?? ?? Des civils gazaouis dans les décombres du camp de réfugiés de Maghazi, dans la partie centrale de l’enclave palestinie­nne. Des images peu susceptibl­es de passer à la télévision israélienn­e.
Des civils gazaouis dans les décombres du camp de réfugiés de Maghazi, dans la partie centrale de l’enclave palestinie­nne. Des images peu susceptibl­es de passer à la télévision israélienn­e.
 ?? (TEL-AVIV, 20 JANVIER 2024/AHMAD GHARABLI/AFP) ?? Un rassemblem­ent appelant à la libération d'une otage israélienn­e encore détenue à Gaza.
(TEL-AVIV, 20 JANVIER 2024/AHMAD GHARABLI/AFP) Un rassemblem­ent appelant à la libération d'une otage israélienn­e encore détenue à Gaza.

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