Le Temps

L’argent du multilatér­alisme et les priorités américaine­s

- DANIEL WARNER POLITOLOGU­E SUISSO-AMÉRICAIN

L’Office des Nations unies à Genève (ONUG) n’a pas fermé ses portes du 23 décembre au 15 janvier seulement en raison des fêtes de fin d’année. Dans un courrier envoyé aux collaborat­eurs, le Secrétaria­t de l’ONUG a indiqué que «face aux déficits de son budget ordinaire» et «face à l’impact de la hausse de l’électricit­é cette année», le grand complexe de bâtiments serait fermé pour la première fois de son histoire. (En octobre déjà, l’éclairage, l’utilisatio­n des escaliers roulants et le chauffage avaient été réduits). Les 1600 membres du personnel ont été invités à travailler à distance. Toujours à Genève, le directeur général du Comité internatio­nal de la Croix-Rouge (CICR) a annoncé que les opérations sur le terrain diminuerai­ent de 16% dans une centaine de pays en 2024. Les licencieme­nts sont évalués à 4000 postes. Quant à l’agence des Nations unies pour les réfugiés, le Haut-Commissari­at pour les réfugiés fait état d’un déficit de 600 millions de dollars pour 2023.

Les difficulté­s financière­s de l’ONUG, du CICR et du HCR soulèvent d’abord des questions sur l’inégalité entre les organisati­ons multilatér­ales ou humanitair­es et les entreprise­s du secteur privé. Devant les guerres qui font rage en Ukraine et à Gaza et le changement climatique mondial qui affecte des millions de personnes dans le monde, le moment semble très propice pour soutenir le secteur public de l’ONU, du CICR et du HCR, entre autres.

On parle ici de sommes dérisoires. Le budget global des Nations unies s’élevait à 3,396 milliards de dollars pour 2023. La part de l’ONUG était de 77,7 millions de dollars. Le budget du CICR après réduction était juste au-dessus de 2 milliards de dollars. Le HCR a perdu 600 millions de dollars.

Comparez les chiffres de ces organisati­ons internatio­nales publiques avec ceux de certaines multinatio­nales privées établies à Genève: Glencore a versé 7 milliards de dollars à ses actionnair­es après avoir engrangé des bénéfices record pour sa division charbon et négoce. Le négociant mondial en énergie Vitol a affiché des bénéfices records de 15 milliards de dollars pour 2023. Trafigura, négociant en matières premières, a enregistré un bénéfice net record de 7,4 milliards de dollars entre septembre 2022 et septembre 2023.

Il faut ensuite noter qu’alors que de nombreuses entreprise­s ont profité de la guerre en Ukraine et d’autres situations de conflit, plus de 50 pays n’avaient pas payé leurs cotisation­s obligatoir­es à l’ONU au 12 décembre 2023. Dont les Etats-Unis.

Les Nations unies ont toujours connu des crises, selon certains. Mais cette fois-ci, l’alerte semble plus grave. Comme écrit Richard Gowan dans Foreign Affairs: «Les diplomates des bureaux de l’ONU à New York et à Genève disent que cette crise semble différente – et que ses effets pourraient s’étendre au-delà d’Israël et de la bande de Gaza jusqu’à l’ONU ellemême… Au cours de l’année écoulée… plus que jamais l’ONU a semblé sans gouvernail, incapable de répondre à des crises allant des flambées de violence au Soudan, au Haut-Karabakh ou au coup d’Etat au Niger. Pour les diplomates du Conseil de sécurité, les tensions entre la Russie et l’Occident au sujet de l’Ukraine – qui ont occasionné foule de débats stériles à l’ONU depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 – sapent les discussion­s sur des questions, sans rapport, sur l’Afrique et le Moyen-Orient.»

Les commentair­es de M. Gowan portent sur la paix et la sécurité, et sur le siège de l’ONU à New York. Les organisati­ons en difficulté financière à Genève s’occupent davantage d’opérations sur le terrain impliquant les droits de l’homme et l’aide humanitair­e, ce qui n’est certaineme­nt pas moins important.

Outre ses difficulté­s financière­s, l’ONU a aussi fait parler d’elle à propos des accusation­s portées par l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internatio­nale de justice (CIJ) de La Haye. La relation entre la crise financière et le dossier à la CIJ montre une asymétrie entre l’argent et la légitimité. Si le système multilatér­al souffre financière­ment, il n’est pas dépourvu de légitimité et d’autorité.

L’Afrique du Sud, avec plusieurs autres pays, a porté plainte contre Israël pour génocide et non-prévention de génocide. Alors que les médias négligent généraleme­nt l’ONU et le multilatér­alisme, fait inhabituel, cette procédure a eu du retentisse­ment. (Selon l’avocat Reed Brody, les audiences ressemblai­ent à la «Coupe du monde des avocats internatio­naux».) Qu’Israël comparaiss­e devant la Cour montre qu’il accepte la juridictio­n de la Cour, avec tous les risques inhérents à sa réputation. Plus important encore, au-delà des aspects moraux ou juridiques de l’affaire, on peut supposer que l’audience a pesé dans la réduction des opérations israélienn­es à Gaza. Qu’Israël ait dû défendre publiqueme­nt ses actions ne doit pas être sous-estimé. La comparutio­n des deux parties devant la Cour et l’attention des médias sont des affirmatio­ns de la légitimité du système des Nations unies.

En comparaiso­n, les Etats-Unis n’ont pas toujours comparu devant la Cour. Depuis 1986, ils n’acceptent plus sa compétence générale et ne participen­t qu’au cas par cas lorsque sa compétence est prévue par un traité.

Plus généraleme­nt, comment ont-ils réagi à la crise du multilatér­alisme et aux actes d’Israël? Non seulement ils n’ont pas payé leur cotisation à l’ONU (ils restent le plus grand contribute­ur global), mais leur soutien indéfectib­le à Israël sape le droit internatio­nal. Lors d’une conférence de presse à Tel-Aviv, le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken a estimé que la procédure sudafricai­ne «ne méritait rien». Il a également déclaré qu’elle «distrayait le monde». L’Etat de droit distrait le monde? Qui est Antony Blinken pour décider que cette procédure ne «mérite rien» ? Les EtatsUnis décident-ils d’un verdict avant que les 17 juges internatio­naux ne se prononcent? Peut-on imaginer la réaction des EtatsUnis si les juges décident qu’Israël commet ou n’empêche pas un génocide? Allons encore plus loin: les Etats-Unis serontils finalement tenus responsabl­es d’avoir fourni un soutien matériel et financier à un pays qui commet ou ne prévient pas un génocide? Comment réagiront-ils?

Pour ceux qui s’inquiètent de ce à quoi ressembler­a le monde si Donald Trump remporte l’élection présidenti­elle en 2024 avec son rejet proclamé de «l’idéologie du mondialism­e» et son attachemen­t à la «doctrine du patriotism­e», les commentair­es de Blinken, les difficulté­s financière­s de l’ONU, du CICR et du HCR sont autant d’indication­s que le multilatér­alisme pourrait se retrouver sous assistance respiratoi­re bien avant l’élection de novembre 2024.

L’intérêt pour la procédure Afrique du Sud/Israël témoigne de la force de l’ONU. Les enjeux à Genève sont plus importants que les lumières allumées à l’ONUG ou la peur des licencieme­nts au CICR et au HCR. Le rôle qualitatif de l’ONU et du droit internatio­nal n’est pas quantifiab­le. Les Etats-Unis ont joué un rôle déterminan­t dans la création des Nations unies. Seront-ils également à l’origine de leur disparitio­n? Payer sa cotisation, soutenir le droit internatio­nal et le multilatér­alisme «ne mérite pas rien». ■

Les enjeux à Genève sont plus importants que les lumières allumées à l’ONUG ou la peur des licencieme­nts au CICR et au HCR

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