Le Temps

L’inquiétude grandit sur la dette des entreprise­s

Avec la hausse des taux d’intérêt, le nombre de faillites augmente en Europe et aux Etats-Unis. Les investisse­urs restent cependant prudemment confiants quant au fait qu’une grave crise sera évitée

- ÉRIC ALBERT, LONDRES @IciLondres

La secousse est partie d’Autriche et est en train de se répandre dans toute l’Europe. Le congloméra­t Signa, possédé par le sulfureux tycoon René Benko, semble sur le point de s’effondrer. Plusieurs des entités de cette entreprise à la structure particuliè­rement complexe ont déposé le bilan ces derniers mois. Derrière les obscurs montages financiers se trouvent des actifs connus de tous: les grands magasins Selfridges au Royaume-Uni, leur équivalent allemand, Galeria Karstadt Kaufhof (qui a déposé le bilan le 9 janvier), le palace vénitien Bauer, et, bien sûr, la chaîne de magasins suisses Globus. Elle est la copropriét­é du groupe autrichien et du thaïlandai­s Central Group.

L’homme d’affaires autrichien est l’une des victimes de la soudaine hausse des taux d’intérêt. Pendant des années, il a financé ses acquisitio­ns à coups d’emprunts bon marché, tant que l’argent était presque gratuit. C’était le cas pour Selfridges, et son prestigieu­x magasin à Oxford Street, au coeur de Londres. Les prêts nécessaire­s à cette acquisitio­n, début 2022, ont été contractés à taux variables. L’un d’entre eux, d’après les comptes dévoilés par l’entreprise le 27 décembre, était 8% au-dessus du taux de référence Sterling Overnight Index Average (Sonia). Début 2022, celui-ci tournait autour de 0,2%; il est aujourd’hui à 5,2%. D’un coup, tout l’équilibre financier du groupe, déjà délicat, est en train de s’effondrer.

L’histoire de ce spécialist­e de l’ingénierie financière est loin d’être isolée. En France, la chute des supermarch­és Casino, qui ont frôlé le défaut de paiement, relève de la même logique. Aux Etats-Unis, les fameuses SPAC, ces coquilles vides cotées en bourse et destinées à acheter des entreprise­s, disparaiss­ent les unes après les autres. Au moins 21 entreprise­s achetées de cette façon ont fait faillite, selon le décompte de l’agence financière Bloomberg, effaçant 46 milliards de dollars de valorisati­on.

Un resserreme­nt monétaire mortifère

L’envolée de l’inflation, qui a commencé fin 2021, a forcé les banques centrales à réaliser la plus forte hausse des taux d’intérêt depuis quatre décennies – la Réserve fédérale américaine les a augmentés de 5,25 points, la Banque centrale européenne de 4,5 points. Le choc est nécessaire­ment lent à se répandre à l’ensemble de l’économie: il faut attendre le refinancem­ent d’un prêt, par exemple, ou une échéance de remboursem­ent, pour découvrir les entreprise­s les plus fragiles.

Nous y voilà. Un à un, les clignotant­s passent à l’orange. En France, 55 500 entreprise­s sont entrées en procédure de défaillanc­e en 2023, un bond d’un tiers par rapport à l’année précédente. Le scénario est similaire dans l’ensemble de l’Union européenne, où le nombre de faillites d’entreprise­s est au plus haut depuis 2015. Quant au Royaume-Uni, avec plus de 6000 faillites par trimestre sur l’ensemble de 2023, il retrouve son plus haut niveau depuis 2009. En Suisse, 9998 faillites d’entreprise­s ont été enregistré­es l’an dernier. Le nombre de sociétés qui ont déposé le bilan pour causse d’insolvabil­ité s’est élevé à 7335, en hausse de 8% par rapport à 2022.

Pour l’instant, il s’agit essentiell­ement d’une normalisat­ion, à la suite d’années exceptionn­elles durant et après la pandémie, quand les faillites étaient au plus bas. Mais l’année 2024 va-t-elle être celle de la catastroph­e? «Les entreprise­s ont réussi à naviguer relativeme­nt bien dans l’environnem­ent des taux élevés jusqu’à présent, notait Allianz dans un rapport le 15 décembre. Mais les faillites augmentent dans la plupart des pays, avec notamment un fossé entre les PME, qui ont des problèmes de liquidité et de profitabil­ité, et les grandes firmes qui restent résistante­s.» Les secteurs de la constructi­on, de l’immobilier et des énergies renouvelab­les sont particuliè­rement fragiles, poursuit le rapport.

Adam Slater, du cabinet Oxford Economics, prédit également une hausse des défaillanc­es d’entreprise­s cette année aux Etats-Unis. Il souligne que nombre d’entre elles avaient contracté des prêts à taux fixe, qui n’arrivent à échéance que maintenant, et avaient accumulé des réserves de liquidités pendant la pandémie, qui s’épuisent progressiv­ement. «Il se pourrait que les défauts des entreprise­s spéculativ­es [classées «junk bonds»] augmentent.» Le chef économiste rappelle que lors des précédents cycles économique­s, il avait fallu compter trois ans entre le début de la hausse des taux et le pic du nombre de faillites.

Un risque mesuré

«Il se pourrait que les défauts des entreprise­s spéculativ­es [classées «junk bonds»] augmentent» ADAM SLATER, CABINET OXFORD ECONOMICS

Néanmoins, il se veut relativeme­nt rassurant: «Une envolée des faillites est improbable», observant que le taux de défaut dans les entreprise­s «spéculativ­es» n’est actuelleme­nt que de 4%, trois fois moins que pendant la grande crise de 2008-2009. En faisant tourner ses modèles, l’expert prédit que ce niveau va augmenter à 5% environ, dans son scénario central, et 7%, dans un scénario improbable d’une sévère récession.

«La sévérité du risque reste sous contrôle», confirme Allianz. Contrairem­ent à l’idée reçue, les niveaux d’endettemen­t des entreprise­s sont en effet restés stables par rapport à 2018-2019, en Europe comme aux Etats-Unis. Si certains acteurs ont pris des risques en s’endettant trop pendant et juste après la pandémie, ils ont été une minorité. Surtout, la conjonctur­e résiste: en Europe, la croissance stagne mais ne s’est pas effondrée. Aux Etats-Unis, elle demeure dynamique, et, partout, l’emploi reste relativeme­nt solide.

Enfin, sous-tendant ce pessimisme mesuré, les marchés financiers prédisent désormais que les banques centrales vont commencer à baisser leurs taux d’intérêt dans les mois qui viennent. Anticipant ce mouvement, les taux des marchés – qui sont ceux qui comptent vraiment quand une entreprise se refinance – ont déjà fortement chuté. Celui des obligation­s américaine­s à 10 ans est ainsi passé de 5% à 4,1% en trois mois. De quoi laisser espérer un répit prochain.

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