Le Temps

Une transparen­ce à la Nixon

Le Tribunal fédéral a donné raison au «Temps» en lui accordant un accès à un document qui éclaire sous un jour nouveau la votation de 2019 sur la Caisse de prévoyance de l’Etat de Genève et détaille comment une facture déjà salée a été alourdie

- DAVID HAEBERLI @David_Haeberli

Trois ans et demi d'une bataille judiciaire acharnée. De multiples allers-retours entre la justice cantonale genevoise et le Tribunal fédéral. Voilà ce qu'il a fallu au «Temps» pour avoir accès à un unique document, alors que le canton de Genève est censé vivre, depuis vingt-deux ans, sous le régime de la transparen­ce. La loi sur l'informatio­n du public, l'accès aux documents et la protection des données personnell­es (Lipad) est en effet entrée en vigueur le 1er mars 2002. Or, pour un grand nombre de représenta­nts de l'action publique, c'est comme si ces deux décennies n'avaient pas existé. La rétention systématiq­ue qu'ils pratiquent lorsque des demandes d'accès à des informatio­ns leur sont adressées entretient un coma au sein de l'administra­tion genevoise. Encéphalog­ramme plat.

Désavouée à deux reprises par la plus haute instance juridique du pays à la suite de notre demande de consulter le procès-verbal d'une séance de comité, la Caisse de prévoyance de l'Etat de Genève (CPEG) a ensuite proposé de pratiquer une transparen­ce à la Nixon et de fournir un document repeint en noir. Au final, seuls les noms des différents intervenan­ts sont masqués, mais l'essentiel est sauvegardé: la lecture des échanges durant cette réunion nous a permis d'exercer notre rôle de surveillan­ce critique de nos institutio­ns, et de vous proposer du journalism­e utile.

A l'avènement des réseaux sociaux, certains se sont réjouis. Leur rire sardonique résonne encore; on y devine leur joie de voir les journalist­es tomber de leur piédestal. La profession a ses défauts, que la fin de ce monopole de l'informatio­n a mis en avant. Mais elle est la seule à réunir la mémoire, la déterminat­ion, les moyens et la narration nécessaire­s pour ne pas se laisser ensabler et pour mettre la lumière sur ce que les autorités tiennent à nous cacher dans leur gestion des affaires publiques.

Car ce que révèle notre enquête, c'est bien que les personnes auxquelles on avait confié la défense des intérêts de la collectivi­té au sein du comité de la CPEG ont failli dans leur mission. Après un vote populaire sur la recapitali­sation de cette institutio­n pour une facture de 4 milliards de francs, ils ont alourdi la note de moitié. Pourquoi? Pour des questions de convenance, et parce qu'ils avaient la certitude d'avoir cette somme à dispositio­n, par la grâce des impôts. Cacher ces faits ne les a pas rendus plus légitimes, bien au contraire.

Ces personnes ont failli dans leur mission

Trois ans et demi d’une bataille judiciaire victorieus­e permettent de lever le voile sur la façon avec laquelle Genève dépense l’argent public. A force de persévéran­ce, Le Temps, défendu par Me Romain Jordan, a eu accès au procès-verbal d’une séance extraordin­aire du comité de la Caisse de prévoyance de l’Etat de Genève (CPEG) datant de fin 2019. La CPEG s’est faroucheme­nt opposée à la divulgatio­n de ce document dont l’intérêt public a été reconnu par le Tribunal fédéral. A cette époque, les Genevois venaient de voter la recapitali­sation de cette institutio­n pour une facture de plus de 4 milliards de francs, à la charge du contribuab­le, sur une période de quarante ans. Non content de cette issue pourtant favorable, le comité a décidé de l’alourdir de 2 milliards supplément­aires. Voici comment.

Le 19 mai 2019, les citoyens genevois sont appelés à se prononcer sur deux versions d’un plan de recapitali­sation de la CPEG. Deux camps s’opposent: faut-il maintenir les prestation­s promises aux assurés sans tenir compte de la capacité de financemen­t de la caisse (primauté des prestation­s, projet de la gauche, du MCG et des syndicats) ou est-il nécessaire de les adapter selon l’argent à dispositio­n (primauté des cotisation­s, projet du Conseil d’Etat soutenu par la droite)?

Le peuple souverain donnera sa préférence à la gauche. On annonce alors une ardoise de 4,4 milliards de francs pour le contribuab­le. Tout le monde est soulagé: la caisse est recapitali­sée, conforméme­nt aux exigences d’une nouvelle législatio­n fédérale. La gauche et le MCG peuvent faire valoir auprès de leur électorat qu’ils ont fait triompher les options maximalist­es pour les fonctionna­ires.

Aux yeux du comité de la CPEG, ce n’est pas assez. Moins de six mois après le vote, le 28 octobre de la même année, il est réuni en séance extraordin­aire. Cet organe est composé de 22 membres: 10 représente­nt les salariés, le Conseil d’Etat en nomme 10 autres et 2 portent la voix des pensionnés. Son président est alors un avocat, Eric Alves de Souza, mandaté par le Conseil d’Etat – il n’occupe plus ce poste depuis 2022. C’est le procès-verbal de cette séance auquel le Tribunal fédéral a garanti un accès au Temps, dans sa décision du 16 novembre 2023. Sa lecture permet de comprendre dans quelles circonstan­ces cet organe a décidé d’alourdir la facture pour le contribuab­le.

Malaise en séance

Le comité va prendre deux décisions durant cette réunion: le changement des tables de mortalité et l’abaissemen­t du taux technique à 1,75%, et non à 2%, ce qui aurait été moins onéreux pour le contribuab­le. En résumé, il s’agit de provisionn­er des montants en lien avec l’espérance de vie des assurés afin d’étaler le risque pour la caisse.

Un malaise flotte dans cette séance d’automne 2019. Le président le dit explicitem­ent. S’il trouve «fondamenta­lement judicieuse» la propositio­n de changer de tables de mortalité, il regrette qu’elle soit intervenue très rapidement. Le comité n’en a en effet parlé qu’une seule fois, 13 jours plus tôt.

Puis il se fait plus précis: «Le constat réalisé est que pour un taux technique de 1,75%, le montant de la recapitali­sation coûte 1,3 milliard de plus en tables génération­nelles extrapolée­s, sur la base des chiffres au 30 septembre 2019. Or, ce changement des bases techniques, ainsi que ses conséquenc­es sur les engagement­s n’ont jamais été évoqués dans les débats […] au Grand Conseil et en Commission des finances, ni durant la campagne préalable aux votations du 19 mai 2019. De même […] le projet de budget 2020 de l’Etat […] ne fait pas allusion à un changement de bases techniques. Dès lors, le président relève la position inconforta­ble de sa délégation vis-à-vis du Conseil d’Etat. En effet, malgré certains avantages des tables génération­nelles, en termes de pérennité notamment, ce dernier pourrait reprocher au comité d’avoir changé de bases techniques par opportunis­me, soit après les votations du 19.05.2019 et avant la recapitali­sation au 31.12.2019.»

A ce stade, on s’attend à ce que le président ajourne cette séance extraordin­aire, le temps d’évaluer sereinemen­t les décisions à prendre et de s’en ouvrir au Grand Conseil et au Conseil d’Etat. Statutaire­ment, il préside certes un organe autonome. Mais ce sont les élus qui doivent budgétiser les choix du comité, dont les conséquenc­es se chiffrent en milliards.

C’est tout le contraire qui va se passer. Le procès-verbal continue ainsi: «Le vice-président [il représente les employés, chaque camp assumant la présidence à tour de rôle, ndlr] relève que la délégation des employés n’a pas la même position que celle des employeurs sur le taux technique, sa préférence allant pour un taux à 1,75%.»

On l’a vu, c’est cette position qui sera adoptée. Comment ce comité paritaire a-t-il arrêté sa préférence? A vrai dire, les vainqueurs ont eu la partie facile. En ouverture de séance, deux délégués sont annoncés absents. Un troisième quitte les lieux au cours des débats. es trois font partie du camp des employeurs, ce qui donne une majorité aux employés. Au moment de trancher sur le taux technique (le président met au vote une version à 2% puis à 1,8%, toutes deux moins onéreuses que celle à 1,75%), le comité n’a donc plus rien de paritaire, et le score de 10 à 7 s’impose. Lors du vote décisif sur l’option à 1,75%, il sera de 10 oui, 1 non et 6 abstention­s. On devine que le président a maintenu son opposition, le reste de la délégation, comprenant sa défaite, a préféré s’abstenir. La séance touche à sa fin. Un représenta­nt des employés «tient à souligner l’élégance de la délégation des employeurs». Un savoir-vivre qui coûte tout de même 2 milliards de francs au contribuab­le.

Un vote qui sauve

Vu le rapport de force au sein du comité et l’importance de la décision, pourquoi ne pas avoir ajourné cette séance? L’ex-président, «tenu par le secret de fonction», ne s’exprime pas. La directrice et le vice-président actuels invoquent leurs obligation­s légales: «Le comité se doit de prendre les décisions et les mesures nécessaire­s pour remplir les exigences légales. Il assume le devoir fiduciaire d’assurer l’équilibre financier de la caisse à court et à long terme. Chaque fin d’année, sur la base de la situation financière constatée et projetée, le comité examine les éventuelle­s dispositio­ns à prendre concernant le taux et autres bases techniques relevant de sa compétence, en se basant sur les recommanda­tions de son expert agréé. Ces discussion­s surviennen­t au moment approprié, conforméme­nt aux pratiques annuelles.»

Or, toutes les personnes consultées en conviennen­t: le vote populaire de mai 2019 réglait la question de la recapitali­sation. La caisse était sauvée. Le changement de tables mortuaires (51% des institutio­ns sans garantie étatique et 13% des caisses avec garantie étatique ont opté pour les tables génération­nelles selon des chiffres fournis par la CPEG en 2020) et le taux technique étaient des choix qui ne s’imposaient pas, surtout pris ensemble. On peut même penser, comme le président d’alors, qu’ils étaient politiquem­ent malvenus puisque les dépenses occasionné­es ne faisaient pas partie du paquet présenté au peuple six mois plus tôt.

Pourquoi le comité a-t-il tout de même agi, dans le dos de la population et des instances politiques? «Il y avait une dimension d’opportunit­é liée au contexte», dit Christian Dandrès. Le conseiller national socialiste était député à l’époque des faits. Il était à la manoeuvre pour son camp, oeuvrant comme relais des syndicats dans l’arène politique. «Durant la campagne, le Conseil d’Etat a évalué le financemen­t requis. Il l’a fait dans une fourchette large, peut-être pour faire passer son projet, mais sur des bases actuariell­es correctes», poursuit-il.

Dans la brochure de vote, le coût de cette opération était chiffré entre 4,4 à 5,4 milliards de francs, une estimation basée sur les résultats 2018 de la caisse. Or, en 2019, année record à la bourse, les placements de la CPEG ont largement amélioré sa situation. Plutôt que d’en faire profiter la population et d’économiser 2 milliards de francs, le comité a considéré que le chiffre le plus haut au moment de la campagne en vue du vote populaire était un plafond et s’est senti autorisé à dépenser à tout va. Christian Dandrès souligne l’obligation pour le comité de garantir le respect du chemin de croissance imposé par le parlement fédéral dans un contexte de taux bas et de faibles rendements obligatair­es. Les membres du comité engageaien­t leur responsabi­lité, dit-il. Rien de tel n’apparaît pourtant dans le procès-verbal.

Le choix du comité de la CPEG a obligé à trouver 2 milliards pour le budget 2020, alors en finalisati­on. Curieuseme­nt, les élus au Grand Conseil n’y verront que du feu. Il faudra attendre le printemps 2020 pour qu’un communiqué courroucé de l’Entente (PLR et Le Centre) rende l’opération publique. C’est le rapport annuel de la Cour des comptes, le vérificate­ur officiel de l’Etat, qui a mis la puce à l’oreille des élus de droite. Le document calcule explicitem­ent le coût des deux décisions à 2 milliards (1,1 et 0,9). Ce communiqué a décidé Le Temps a s’engager dans une longue procédure liée à la loi sur l’informatio­n au public, l’accès aux documents et la protection des données personnell­es (Lipad), qui est censée, depuis vingt-deux ans, installer la transparen­ce dans l’administra­tion publique.

«Le Conseil d’Etat pourrait reprocher au comité d’avoir changé de bases techniques par opportunis­me»

ÉRIC ALVES DE SOUZA, ALORS PRÉSIDENT DE LA CPEG, LORS D’UNE SÉANCE EN 2019

Courroux encore vif

Comment le Conseil d’Etat a-t-il réagi? Ses représenta­nts au sein du comité n’ayant pas rempli leur mission de préserver les intérêts de la collectivi­té, ont-ils été sanctionné­s? Réponse de Nathalie Fontanet, déjà ministre des Finances à l’époque des faits: «Le Conseil d’Etat a procédé à un large échange à ce propos. Les attentes de l’employeur ont été rappelées aux membres de la délégation, en particulie­r la nécessité d’être présents lors des séances. Il sied également de relever que la présidence de la CPEG a été changée en février 2022 et les représenta­nts de l’employeur ont été partiellem­ent renouvelés.» On a connu sanction plus sévère.

A droite, le courroux est encore vif aujourd’hui. Le PLR Yvan Zweifel est un des rares députés à comprendre la complexité du système de prévoyance. Comme expert-comptable, il dirige une fiduciaire qui travaille pour des caisses de pension. Aujourd’hui, il se dit «outrageuse­ment fâché». A la «déloyauté» du comité qu’il dénonçait dans le communiqué du printemps 2020, il ajoute l’incohérenc­e des syndicats. La «prudence exacerbée du comité a un coût» qu’il s’empresse de calculer: 2 milliards sur quarante ans [période accordée pour la recapitali­sation selon la législatio­n fédérale, ndlr], ce sont 333 emplois à temps plein par an. «Cela dit, si je pense qu’on pouvait économiser 2 milliards, l’honnêteté intellectu­elle m’oblige à dire qu’une des décisions du comité de la CPEG était possible, mais pas les deux. Ainsi, au moins 1 milliard aurait dû être économisé, ce qui représente 167 emplois à temps plein», conclut-il.

Pour Jacques Blondin, président du Centre et député, «le débat public en vue de la votation de mai 2019 a été largement faussé» par les cachotteri­es du comité. «Nous en parlerons avec ses responsabl­es lors de la prochaine réunion en Commission des finances», ajoute-t-il. Le député est d’autant plus remonté que le vote de 2019 était censé régler politiquem­ent la question de la CPEG, cette institutio­n née à grands frais de la fusion de deux caisses, en janvier 2014. Or, «les problèmes de l’époque ne sont pas résolus», reprend-il. Au point que le PLR a déposé un nouveau projet de loi. ■

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(HECTOR DE LA VALLÉE POUR LE TEMPS)

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