Une transparence à la Nixon
Le Tribunal fédéral a donné raison au «Temps» en lui accordant un accès à un document qui éclaire sous un jour nouveau la votation de 2019 sur la Caisse de prévoyance de l’Etat de Genève et détaille comment une facture déjà salée a été alourdie
Trois ans et demi d'une bataille judiciaire acharnée. De multiples allers-retours entre la justice cantonale genevoise et le Tribunal fédéral. Voilà ce qu'il a fallu au «Temps» pour avoir accès à un unique document, alors que le canton de Genève est censé vivre, depuis vingt-deux ans, sous le régime de la transparence. La loi sur l'information du public, l'accès aux documents et la protection des données personnelles (Lipad) est en effet entrée en vigueur le 1er mars 2002. Or, pour un grand nombre de représentants de l'action publique, c'est comme si ces deux décennies n'avaient pas existé. La rétention systématique qu'ils pratiquent lorsque des demandes d'accès à des informations leur sont adressées entretient un coma au sein de l'administration genevoise. Encéphalogramme plat.
Désavouée à deux reprises par la plus haute instance juridique du pays à la suite de notre demande de consulter le procès-verbal d'une séance de comité, la Caisse de prévoyance de l'Etat de Genève (CPEG) a ensuite proposé de pratiquer une transparence à la Nixon et de fournir un document repeint en noir. Au final, seuls les noms des différents intervenants sont masqués, mais l'essentiel est sauvegardé: la lecture des échanges durant cette réunion nous a permis d'exercer notre rôle de surveillance critique de nos institutions, et de vous proposer du journalisme utile.
A l'avènement des réseaux sociaux, certains se sont réjouis. Leur rire sardonique résonne encore; on y devine leur joie de voir les journalistes tomber de leur piédestal. La profession a ses défauts, que la fin de ce monopole de l'information a mis en avant. Mais elle est la seule à réunir la mémoire, la détermination, les moyens et la narration nécessaires pour ne pas se laisser ensabler et pour mettre la lumière sur ce que les autorités tiennent à nous cacher dans leur gestion des affaires publiques.
Car ce que révèle notre enquête, c'est bien que les personnes auxquelles on avait confié la défense des intérêts de la collectivité au sein du comité de la CPEG ont failli dans leur mission. Après un vote populaire sur la recapitalisation de cette institution pour une facture de 4 milliards de francs, ils ont alourdi la note de moitié. Pourquoi? Pour des questions de convenance, et parce qu'ils avaient la certitude d'avoir cette somme à disposition, par la grâce des impôts. Cacher ces faits ne les a pas rendus plus légitimes, bien au contraire.
Ces personnes ont failli dans leur mission
Trois ans et demi d’une bataille judiciaire victorieuse permettent de lever le voile sur la façon avec laquelle Genève dépense l’argent public. A force de persévérance, Le Temps, défendu par Me Romain Jordan, a eu accès au procès-verbal d’une séance extraordinaire du comité de la Caisse de prévoyance de l’Etat de Genève (CPEG) datant de fin 2019. La CPEG s’est farouchement opposée à la divulgation de ce document dont l’intérêt public a été reconnu par le Tribunal fédéral. A cette époque, les Genevois venaient de voter la recapitalisation de cette institution pour une facture de plus de 4 milliards de francs, à la charge du contribuable, sur une période de quarante ans. Non content de cette issue pourtant favorable, le comité a décidé de l’alourdir de 2 milliards supplémentaires. Voici comment.
Le 19 mai 2019, les citoyens genevois sont appelés à se prononcer sur deux versions d’un plan de recapitalisation de la CPEG. Deux camps s’opposent: faut-il maintenir les prestations promises aux assurés sans tenir compte de la capacité de financement de la caisse (primauté des prestations, projet de la gauche, du MCG et des syndicats) ou est-il nécessaire de les adapter selon l’argent à disposition (primauté des cotisations, projet du Conseil d’Etat soutenu par la droite)?
Le peuple souverain donnera sa préférence à la gauche. On annonce alors une ardoise de 4,4 milliards de francs pour le contribuable. Tout le monde est soulagé: la caisse est recapitalisée, conformément aux exigences d’une nouvelle législation fédérale. La gauche et le MCG peuvent faire valoir auprès de leur électorat qu’ils ont fait triompher les options maximalistes pour les fonctionnaires.
Aux yeux du comité de la CPEG, ce n’est pas assez. Moins de six mois après le vote, le 28 octobre de la même année, il est réuni en séance extraordinaire. Cet organe est composé de 22 membres: 10 représentent les salariés, le Conseil d’Etat en nomme 10 autres et 2 portent la voix des pensionnés. Son président est alors un avocat, Eric Alves de Souza, mandaté par le Conseil d’Etat – il n’occupe plus ce poste depuis 2022. C’est le procès-verbal de cette séance auquel le Tribunal fédéral a garanti un accès au Temps, dans sa décision du 16 novembre 2023. Sa lecture permet de comprendre dans quelles circonstances cet organe a décidé d’alourdir la facture pour le contribuable.
Malaise en séance
Le comité va prendre deux décisions durant cette réunion: le changement des tables de mortalité et l’abaissement du taux technique à 1,75%, et non à 2%, ce qui aurait été moins onéreux pour le contribuable. En résumé, il s’agit de provisionner des montants en lien avec l’espérance de vie des assurés afin d’étaler le risque pour la caisse.
Un malaise flotte dans cette séance d’automne 2019. Le président le dit explicitement. S’il trouve «fondamentalement judicieuse» la proposition de changer de tables de mortalité, il regrette qu’elle soit intervenue très rapidement. Le comité n’en a en effet parlé qu’une seule fois, 13 jours plus tôt.
Puis il se fait plus précis: «Le constat réalisé est que pour un taux technique de 1,75%, le montant de la recapitalisation coûte 1,3 milliard de plus en tables générationnelles extrapolées, sur la base des chiffres au 30 septembre 2019. Or, ce changement des bases techniques, ainsi que ses conséquences sur les engagements n’ont jamais été évoqués dans les débats […] au Grand Conseil et en Commission des finances, ni durant la campagne préalable aux votations du 19 mai 2019. De même […] le projet de budget 2020 de l’Etat […] ne fait pas allusion à un changement de bases techniques. Dès lors, le président relève la position inconfortable de sa délégation vis-à-vis du Conseil d’Etat. En effet, malgré certains avantages des tables générationnelles, en termes de pérennité notamment, ce dernier pourrait reprocher au comité d’avoir changé de bases techniques par opportunisme, soit après les votations du 19.05.2019 et avant la recapitalisation au 31.12.2019.»
A ce stade, on s’attend à ce que le président ajourne cette séance extraordinaire, le temps d’évaluer sereinement les décisions à prendre et de s’en ouvrir au Grand Conseil et au Conseil d’Etat. Statutairement, il préside certes un organe autonome. Mais ce sont les élus qui doivent budgétiser les choix du comité, dont les conséquences se chiffrent en milliards.
C’est tout le contraire qui va se passer. Le procès-verbal continue ainsi: «Le vice-président [il représente les employés, chaque camp assumant la présidence à tour de rôle, ndlr] relève que la délégation des employés n’a pas la même position que celle des employeurs sur le taux technique, sa préférence allant pour un taux à 1,75%.»
On l’a vu, c’est cette position qui sera adoptée. Comment ce comité paritaire a-t-il arrêté sa préférence? A vrai dire, les vainqueurs ont eu la partie facile. En ouverture de séance, deux délégués sont annoncés absents. Un troisième quitte les lieux au cours des débats. es trois font partie du camp des employeurs, ce qui donne une majorité aux employés. Au moment de trancher sur le taux technique (le président met au vote une version à 2% puis à 1,8%, toutes deux moins onéreuses que celle à 1,75%), le comité n’a donc plus rien de paritaire, et le score de 10 à 7 s’impose. Lors du vote décisif sur l’option à 1,75%, il sera de 10 oui, 1 non et 6 abstentions. On devine que le président a maintenu son opposition, le reste de la délégation, comprenant sa défaite, a préféré s’abstenir. La séance touche à sa fin. Un représentant des employés «tient à souligner l’élégance de la délégation des employeurs». Un savoir-vivre qui coûte tout de même 2 milliards de francs au contribuable.
Un vote qui sauve
Vu le rapport de force au sein du comité et l’importance de la décision, pourquoi ne pas avoir ajourné cette séance? L’ex-président, «tenu par le secret de fonction», ne s’exprime pas. La directrice et le vice-président actuels invoquent leurs obligations légales: «Le comité se doit de prendre les décisions et les mesures nécessaires pour remplir les exigences légales. Il assume le devoir fiduciaire d’assurer l’équilibre financier de la caisse à court et à long terme. Chaque fin d’année, sur la base de la situation financière constatée et projetée, le comité examine les éventuelles dispositions à prendre concernant le taux et autres bases techniques relevant de sa compétence, en se basant sur les recommandations de son expert agréé. Ces discussions surviennent au moment approprié, conformément aux pratiques annuelles.»
Or, toutes les personnes consultées en conviennent: le vote populaire de mai 2019 réglait la question de la recapitalisation. La caisse était sauvée. Le changement de tables mortuaires (51% des institutions sans garantie étatique et 13% des caisses avec garantie étatique ont opté pour les tables générationnelles selon des chiffres fournis par la CPEG en 2020) et le taux technique étaient des choix qui ne s’imposaient pas, surtout pris ensemble. On peut même penser, comme le président d’alors, qu’ils étaient politiquement malvenus puisque les dépenses occasionnées ne faisaient pas partie du paquet présenté au peuple six mois plus tôt.
Pourquoi le comité a-t-il tout de même agi, dans le dos de la population et des instances politiques? «Il y avait une dimension d’opportunité liée au contexte», dit Christian Dandrès. Le conseiller national socialiste était député à l’époque des faits. Il était à la manoeuvre pour son camp, oeuvrant comme relais des syndicats dans l’arène politique. «Durant la campagne, le Conseil d’Etat a évalué le financement requis. Il l’a fait dans une fourchette large, peut-être pour faire passer son projet, mais sur des bases actuarielles correctes», poursuit-il.
Dans la brochure de vote, le coût de cette opération était chiffré entre 4,4 à 5,4 milliards de francs, une estimation basée sur les résultats 2018 de la caisse. Or, en 2019, année record à la bourse, les placements de la CPEG ont largement amélioré sa situation. Plutôt que d’en faire profiter la population et d’économiser 2 milliards de francs, le comité a considéré que le chiffre le plus haut au moment de la campagne en vue du vote populaire était un plafond et s’est senti autorisé à dépenser à tout va. Christian Dandrès souligne l’obligation pour le comité de garantir le respect du chemin de croissance imposé par le parlement fédéral dans un contexte de taux bas et de faibles rendements obligataires. Les membres du comité engageaient leur responsabilité, dit-il. Rien de tel n’apparaît pourtant dans le procès-verbal.
Le choix du comité de la CPEG a obligé à trouver 2 milliards pour le budget 2020, alors en finalisation. Curieusement, les élus au Grand Conseil n’y verront que du feu. Il faudra attendre le printemps 2020 pour qu’un communiqué courroucé de l’Entente (PLR et Le Centre) rende l’opération publique. C’est le rapport annuel de la Cour des comptes, le vérificateur officiel de l’Etat, qui a mis la puce à l’oreille des élus de droite. Le document calcule explicitement le coût des deux décisions à 2 milliards (1,1 et 0,9). Ce communiqué a décidé Le Temps a s’engager dans une longue procédure liée à la loi sur l’information au public, l’accès aux documents et la protection des données personnelles (Lipad), qui est censée, depuis vingt-deux ans, installer la transparence dans l’administration publique.
«Le Conseil d’Etat pourrait reprocher au comité d’avoir changé de bases techniques par opportunisme»
ÉRIC ALVES DE SOUZA, ALORS PRÉSIDENT DE LA CPEG, LORS D’UNE SÉANCE EN 2019
Courroux encore vif
Comment le Conseil d’Etat a-t-il réagi? Ses représentants au sein du comité n’ayant pas rempli leur mission de préserver les intérêts de la collectivité, ont-ils été sanctionnés? Réponse de Nathalie Fontanet, déjà ministre des Finances à l’époque des faits: «Le Conseil d’Etat a procédé à un large échange à ce propos. Les attentes de l’employeur ont été rappelées aux membres de la délégation, en particulier la nécessité d’être présents lors des séances. Il sied également de relever que la présidence de la CPEG a été changée en février 2022 et les représentants de l’employeur ont été partiellement renouvelés.» On a connu sanction plus sévère.
A droite, le courroux est encore vif aujourd’hui. Le PLR Yvan Zweifel est un des rares députés à comprendre la complexité du système de prévoyance. Comme expert-comptable, il dirige une fiduciaire qui travaille pour des caisses de pension. Aujourd’hui, il se dit «outrageusement fâché». A la «déloyauté» du comité qu’il dénonçait dans le communiqué du printemps 2020, il ajoute l’incohérence des syndicats. La «prudence exacerbée du comité a un coût» qu’il s’empresse de calculer: 2 milliards sur quarante ans [période accordée pour la recapitalisation selon la législation fédérale, ndlr], ce sont 333 emplois à temps plein par an. «Cela dit, si je pense qu’on pouvait économiser 2 milliards, l’honnêteté intellectuelle m’oblige à dire qu’une des décisions du comité de la CPEG était possible, mais pas les deux. Ainsi, au moins 1 milliard aurait dû être économisé, ce qui représente 167 emplois à temps plein», conclut-il.
Pour Jacques Blondin, président du Centre et député, «le débat public en vue de la votation de mai 2019 a été largement faussé» par les cachotteries du comité. «Nous en parlerons avec ses responsables lors de la prochaine réunion en Commission des finances», ajoute-t-il. Le député est d’autant plus remonté que le vote de 2019 était censé régler politiquement la question de la CPEG, cette institution née à grands frais de la fusion de deux caisses, en janvier 2014. Or, «les problèmes de l’époque ne sont pas résolus», reprend-il. Au point que le PLR a déposé un nouveau projet de loi. ■