L’image industrielle, un traitement de choc
Dans «Shock Factory. Culture visuelle des musiques industrielles (1969-1995)», l’historien de l’art Nicolas Ballet fait le point sur une scène puissante
Les sixties ont pris fin sur une série de cauchemars – 1969, l’assassinat de Sharon Tate par la Manson Family, les morts du Festival d’Altamont… Sur les décombres du Flower Power, des plantes biscornues vont se mettre à pousser: le punk, le hip-hop, la new wave un peu plus tard.
Quelque chose d’autre a commencé à germer à ce moment-là, durant la première moitié des années 1970: la scène dite «industrielle» – peut-être la plus radicale dans son propos. Cette appellation, qu’on doit à Monte Cazazza (19492023, l’une des figures tutélaires du mouvement), est une antiphrase autant qu’une description: le mouvement industriel naît en réaction aux traumas créés par l’évolution de la société dont il emprunte le nom, mais il utilise et détourne les codes de cette même société. Etre «industriel», c’est peut-être avant tout aspirer à une forme d’ironie.
Comme bien d’autres, cette scène était constituée de jeunes gens qui voulaient faire du bruit. C’est en effet par son versant musical qu’elle a marqué les esprits, avec toute une escadrille de producteurs de boucan: Throbbing Gristle, SPK, Cabaret Voltaire, Einstürzende Neubauten, Coil, Laibach… Des formations qui pour certaines sont encore actives aujourd’hui, et qui ont par ailleurs agi comme produits fertilisants à destination de scènes plus ou moins voisines.
Patrimoine
Jusqu’à récemment, on s’était par contre relativement peu intéressé (en tout cas dans le domaine francophone) à l’apport visuel de la mouvance industrielle: iconographie, images en mouvement, scénographies, corporalité… C’est désormais chose faite avec Shock Factory. Culture visuelle des musiques industrielles (1969-1995), de Nicolas Ballet.
Ce vaste travail est engageant de prime abord parce qu’il fait oeuvre patrimoniale: les documents qu’il présente se caractérisent par leur rareté et/ou leur nature éphémère: affiches de concert, bulletins d’information confidentiels, couvertures de disques radicalement absents des grandes surfaces. Nicolas Ballet contextualise les matrices culturelles par lesquelles cette contre-culture a nourri son imagerie: on trouve en effet chez elle, métabolisées à des degrés divers mais grinçants, des résurgences de Dada, du futurisme, de Fluxus, du constructivisme… On navigue aussi bien souvent sous l’aile aiguisée de William Burroughs.
Tout comme la musique industrielle, par nature abrupte, est censée ébranler son auditeur, l’image qui l’accompagne est pensée comme une «tactique de choc»: il s’agit de braquer des projecteurs sur l’impensé d’une société contemporaine pour en exorciser la violence. Cela ne se fit pas sans hauts cris: au début des années 1970 au Royaume-Uni, les performances plutôt salées de COUM Transmissions valurent à leurs membres d’être relégués au statut de wreckers of Western civilization par le très conservateur Nicholas Fairbairn.
L’honnêteté oblige à reconnaître que cette cure radicale ne s’est pas non plus toujours faite sans dérives – et Shock Factory le met également en lumière pour le dénoncer: si la scène industrielle s’est définie par un mouvement de fascination/ répulsion face aux horreurs (en particulier totalitaires) du XXe siècle, certains de ses membres ont cédé à l’attraction, entraînant malheureusement avec eux une part du public dans leur propre pénombre. ■
Nicolas Ballet, Shock Factory. Culture visuelle des musiques industrielles
(1969-1995), Les Presses du Réel, 450 p. L’auteur présentera son livre ce samedi 27 janvier à 16h à la librairie HumuS, rue des Terreaux 18 bis, Lausanne.