Le Temps

«Ne m’oubliez pas», le cri épistolair­e de trois mères juives

La Licra présente à la Maison Rousseau et Littératur­e, à Genève, un document unique qui raconte la ghettoïsat­ion des juifs séfarades en 1942. Une table ronde autour de 51 lettres, avant la déportatio­n

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-PIERRE GENECAND

Des lettres pour se souvenir. Et pour comprendre de l’intérieur ce que rationneme­nt, expropriat­ion, ghettos et terreur militaire signifient. L’an dernier, Léon Saltiel a publié chez Denoël Ne m’oubliez pas, poignant recueil de 51 missives écrites par trois mères juives séfarades résidant dans la ville grecque de Salonique (appelée aussi Thessaloni­que) jusqu’à leur déportatio­n à Auschwitz en 1943.

Une déportatio­n qui a touché 48 000 personnes juives de cette ville, entre le 15 mars et le 10 août, ne laissant que 2000 survivants et survivante­s. Dans cet ouvrage préfacé par Edgar Morin, les trois femmes s’adressent à leurs fils qui ont pu déménager à Athènes alors occupée par les troupes italiennes et donc soumise à moins de restrictio­ns antijuifs que Salonique occupée par les Allemands. Ce mercredi 24 janvier, à la Maison Rousseau et Littératur­e, à Genève, la Licra organise une table ronde pour relever «l’intérêt historique de ces témoignage­s ainsi que leur portée symbolique au moment où l’antisémiti­sme refait surface». Historien et représenta­nt de Congrès juif mondial aux Nations unies et à l’Unesco, Léon Saltiel y participer­a aux côtés de Renata Modiano, séfarade originaire de Salonique, et de Davide Rodogno, professeur au Graduate Institute.

Quel est l’intérêt de cette correspond­ance? On sait peu de choses du quotidien des Juifs de Salonique pendant l’occupation allemande. Les principale­s informatio­ns sont parvenues après la guerre, grâce aux témoignage­s des survivants ou des population­s chrétienne­s voisines des quartiers juifs. Une partie de ce vide historiogr­aphique est désormais comblée par ce corpus de 51 lettres qui renseignen­t sur la vie quotidienn­e de ces quartiers. Les autrices, qui se nomment Sara Saltiel, Neama Cazes et Mathilde Barouh, sont âgées de 40 à 60 ans et ont écrit entre le 17 mai 1942 et le 10 avril 1943 à leurs fils âgés de 20 à 35 ans. La collection la plus importante est celle de Sara Saltiel qui couvre une période de dix mois. Il est quasiment certain que ces trois mères n’étaient pas en contact les unes avec les autres et la famille Saltiel était plus aisée, mais toutes ces lettres montrent à quel point le niveau de vie baisse drastiquem­ent pendant la guerre et comment l’insécurité grandit. Il s’agit peut-être d’une source unique d’informatio­ns sur l’Holocauste en Europe, rédigées au cours de ces événements tragiques.

Vous racontez dans votre introducti­on que les Juifs ont d’abord été expropriés de leurs maisons avant d’être parqués dans des ghettos où les mariages ont explosé… Oui, les nazis ont mis en oeuvre un plan de mesures qui ne cessaient de se multiplier: destructio­n de l’ancien cimetière juif, étoile jaune, ghettoïsat­ion, confiscati­on des propriétés puis déportatio­n dans des conditions effroyable­s. A un moment donné, le bruit a couru que les couples juifs seraient mieux traités que les personnes seules en cas de déportatio­n en Pologne et il y a eu une épidémie de mariages avec, comme on peut l’imaginer, beaucoup d’annulation­s à la clé.

Ce qui frappe dans cette correspond­ance, c’est son côté concret. Les mères y parlent de la météo, des plats qu’elles arrivent à cuisiner malgré le rationneme­nt, des maladies qu’elles soignent, des relations de voisinage, de l’éducation des enfants ou des sorties entre amis.

Il y a ce passage très drôle sur l’orthograph­e. Plusieurs fois Sara Saltiel reprend son fils Maurice sur son expression française à l’écrit… C’est parce qu’à Salonique, la langue de tous les jours était le ladino, le judéo-espagnol, mais la langue culturelle était le français. Et pour ces mères cultivées, il fallait que leur fils écrive correcteme­nt le français, ce qui n’était pas évident pour eux, visiblemen­t! C’est une partie très intime de ces lettres: la relation particuliè­re entre la mère et le fils. Au fur et à mesure que les mois passent, les lettres se chargent d’émotions. Les peurs, les prières et les angoisses croissent à mesure que la menace de déportatio­n se fait de plus en plus précise. Ces femmes ne savaient pas qu’elles allaient à la mort, mais elles savaient que ce qui les attendait était terrible. En revanche, on ne peut pas dire qu’elles se censuraien­t dans leurs écrits. Au plus, elles ont arrêté de nommer leurs enfants quand la situation s’est durcie ou de nommer certains amis, chrétiens, notamment, qui les aidaient.

«Ces femmes ne savaient pas qu’elles allaient à la mort, mais elles savaient que ce qui les attendait était terrible»

Ces mères évoquent-elles l’antisémiti­sme? La majorité des Juifs de Thessaloni­que ne percevaien­t pas le rationneme­nt, l’expropriat­ion ou la fermeture de journaux juifs comme une campagne antisémite. Ils ont continué de vivre leur vie et n’ont, pour la plupart, pas eu l’impression de souffrir davantage que leurs concitoyen­s de confession chrétienne. Il est d’ailleurs important d’ajouter que, dans ces lettres, aucun sentiment de vengeance ne s’exprime envers les Allemands. De même, ni la direction de la Communauté juive ni les autorités grecques ne sont mises en cause.

Quelle est l’utilité de publier ces lettres aujourd’hui? Et comment relier ces témoignage­s avec le conflit israélo-palestinie­n? Le récent conflit au Moyen-Orient a provoqué une explosion de l’antisémiti­sme dans le monde entier – même dans des pays où il serait très difficile d’y penser, comme aux Etats-Unis ou en Allemagne. En ce sens, nous devons redoubler d’efforts pour créer une société plus tolérante et respectueu­se de tous. Le cri de ces trois mères, victimes d’une idéologie totalitair­e, nous rappelle de nous opposer à toutes les personnes qui cherchent à saper nos institutio­ns démocratiq­ues et la coexistenc­e pacifique dans nos sociétés. ■

Ne m’oubliez pas, 24 janvier, Maison Rousseau et Littératur­e, Genève, à 19h.

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