Le Temps

Les Allemands, les Grecs et la «Schadenfre­ude»

- CHARLES WYPLOSZ ÉCONOMISTE, CHRONIQUEU­R

En 2010, les marchés financiers ont considéré que le gouverneme­nt grec était en faillite. En tant que pays membre de la zone euro, la Grèce ne pouvait pas compter sur sa propre banque centrale pour s’en sortir. Elle a appelé ses partenaire­s à l’aide. Après bien des débats, les autres pays ont accordé une aide, soumise à des conditions draconienn­es. Ces conditions ont fait chuter le PIB grec de 25%. Aujourd’hui, il reste encore 15% en dessous de son niveau d’avant la crise. Dire que les Grecs ont été contents d’être ainsi aidés serait travestir la réalité. Ils en ont surtout voulu à l’Allemagne, qui a poussé pour que les conditions fassent passer aux Grecs le goût de l’indiscipli­ne budgétaire. On peut imaginer qu’aujourd’hui, les Grecs éprouvent une joie maligne (Schadenfre­ude en allemand) à voir ce qui se passe en Allemagne.

L’Allemagne est la grande victime des récents soubresaut­s économique­s. Son industrie a longtemps prospéré sur une énergie bon marché, bénéfician­t d’un accès au gaz russe relativeme­nt peu onéreux. La crise de l’énergie et les sanctions russes ont brutalemen­t changé la donne. Les entreprise­s allemandes avaient aussi grandement profité de leurs exportatio­ns vers la Chine, qui ont chuté. La Chine est désormais en pointe de la production de véhicules électrique­s et de batteries électrique­s. De ce fait, l’économie allemande est en panne depuis la sortie du covid, son PIB a même légèrement reculé en 2023, la plus mauvaise performanc­e parmi les pays de la zone euro, et l’avenir est morose.

Et voilà que la Cour constituti­onnelle allemande a censuré en novembre dernier le budget du gouverneme­nt fédéral. L’Allemagne a adopté, en 2009, une loi constituti­onnelle de frein à l’endettemen­t, inspirée de la loi suisse de 2003. Inquiet de la situation, le gouverneme­nt allemand a voulu aider l’économie à prendre le virage nécessaire pour restaurer sa compétitiv­ité, et pour s’occuper du changement climatique. C’est cher. Mais, frein à l’endettemen­t oblige, il a voulu utiliser des dépenses budgétées mais non utilisées. La Cour constituti­onnelle lui a rappelé que c’est interdit. Même pour une bonne cause, on ne badine pas avec la discipline budgétaire, comme l’Allemagne l’expliquait jadis à la Grèce.

Le gouverneme­nt doit donc couper dans les dépenses et augmenter les impôts, et ça fait mal. Les grèves se multiplien­t et la cote de popularité du chancelier Scholz s’est effondrée, tout comme celle des trois partis qui forment la coalition gouverneme­ntale. L’opposition se réjouit, et le parti AfD, qui représente la droite dure, est en pleine ascension. Lorsqu’un gouverneme­nt modéré ne peut pas répondre une difficile situation économique, les extrêmes en profitent, en Allemagne comme en Grèce, où ce fut la gauche dure qui avait accédé au pouvoir sur un programme anti-austérité budgétaire.

Le frein à l’endettemen­t est un bon moyen d’assurer la discipline budgétaire. Ce n’est pas un hasard si les dettes publiques en Allemagne et en Suisse sont parmi les plus basses au sein des pays développés. Mais cette approche a été imaginée pour des périodes normales, caractéris­ées par les variations modérées des cycles des affaires. Ce qui se passe depuis 2020 n’a rien de normal, pas plus que la crise grecque de 2010. D’ailleurs la Constituti­on allemande permet de suspendre le frein à l’endettemen­t en cas d’urgence exceptionn­elle, ce que le Bundestag avait décrété en pleine pandémie pour trois ans. Mais aujourd’hui, il est difficile d’invoquer cette clause pour faire face à des défis qui vont demander des années d’efforts soutenus.

Nombreux en Allemagne sont ceux qui pensent qu’emprunter pour permettre à l’Allemagne de prendre un virage historique représente un investisse­ment qui sera rentable et donc aisément remboursab­le, comme ce fut le cas lors de la réunificat­ion. Tout aussi nombreux sont ceux qui considèren­t qu’une règle est une règle, et que le gouverneme­nt doit trouver la solution sans creuser les déficits budgétaire­s année après année. Les Grecs savourent ce débat.

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