Jacques Chessex ou les mutations de l’imaginaire collectif
Dans une Opinion parue le 17 janvier, inspirée par un numéro spécial de la revue Le Persil consacré à Jacques Chessex, Isabelle Falconnier regrette que l’oeuvre et la personne de ce monument de la littérature romande, quatorze ans après sa mort, ne suscitent plus guère d’intérêt. Je ne partage pas ce regret, mais il me semble que ce texte d’Isabelle Falconnier apporte indirectement une contribution intéressante au débat sur la cancel culture, ce projet qui vise à expulser manu militari de nos paysages culturels des productions artistiques devenues problématiques. En effet, si on ne lit plus beaucoup Chessex, si on parle de moins en moins de lui, ce pourrait bien être le signe que les ogres peuvent perdre leurs dents par vieillissement naturel et sans autodafés.
Notre patrimoine culturel est ce qu’il est, imbibé de sexisme, de racisme, de colonialisme, de mépris pour les communautés humaines différentes de la nôtre, et parfois produit par des individus éthiquement peu respectables (c’est un euphémisme) dans leur vie publique et dans leur vie privée. Il ne faut évidemment ni effacer ni modifier ce patrimoine culturel, il ne faut surtout pas le corriger pour le rendre conforme aux valeurs de notre époque (j’entends: aux valeurs dont notre époque se réclame à grand bruit, tout en continuant allègrement à les bafouer).
Il importe que nous continuions à savoir d’où nous venons. Tout doit être gardé, analysé, expliqué aux générations futures, y compris la puissance esthétique dérangeante qui se dégage de certaines oeuvres jugées aujourd’hui moralement irrecevables, ou même simplement douteuses. La culture, c’est compliqué, et ce n’est pas une bonne idée de détourner les yeux de cette complexité. Mais ce qui me frappe, en apprenant que l’oeuvre de Jacques Chessex est de moins en moins glorifiée (à vérifier pendant les prochains cinquante ans), c’est que l’imaginaire collectif peut parfois évoluer sans qu’on ait besoin d’organiser des cérémonies de déboulonnage de statues.
Chaque fois que le sujet de la cancel culture revient sur le devant de la scène – par exemple encore tout récemment à propos des films avec Gérard Depardieu dans le rôle principal –, les adversaires de toute forme de censure ressortent le lieu commun selon lequel «il faut distinguer l’oeuvre de l’homme». Quelle naïveté! C’est bien au contraire parce que l’oeuvre et l’homme sont inséparables (je m’en tiens au masculin par souci de vraisemblance historique) qu’il faut combattre toutes les entreprises de purification culturelle et laisser faire le temps.
Chessex, c’est indissociablement l’auteur de livres qu’on peut apprécier ou pas, mais qui ont de toute évidence leur place dans la littérature francophone du XXe siècle et un individu aussi odieux que charismatique, qui a abusé de son pouvoir dans le champ littéraire mais pas seulement, en se rendant responsable d’un certain nombre de dégâts humains. C’est ce personnage dans sa totalité, dont les écrits reflètent l’inconscient mais aussi le comportement social, et viceversa, que le public d’aujourd’hui et de demain continuera à aduler ou laissera sombrer dans l’indifférence.
On verra bien. Mais je dois dire que je trouve assez rigolo d’imaginer la tête d’un étudiant ou d’une étudiante en lettres d’aujourd’hui découvrant la vie intérieure, par exemple, de l’avocat Raymond Mange dans L’Ardent Royaume (1975). On ne va pas se mentir, le sexisme en littérature a encore de beaux jours devant lui: dans les livres, dans les fantasmes de certains de ceux qui les écrivent et dans les comportements qui en découlent, dans le système de légitimation qui transmet ou pas une oeuvre à la postérité. Mais ça alors, miséricorde, qu’est-ce que c’est démodé!n
Les ogres peuvent perdre leurs dents par vieillissement naturel et sans autodafés