Le Temps

Confusion autour du crash d’un avion

Un aéronef de transport russe s’est écrasé près de Belgorod, à la frontière ukrainienn­e, vraisembla­blement touché par un tir de missile. Selon Moscou, il transporta­it des prisonnier­s de guerre en vue d’un échange. Kiev ne confirme pas cette version

- ALEXANDRE LEVY @AlevyLevy

Hier, le Ministère de la défense russe a confirmé le crash d’un de ses avions de transport, un Il-76, dans la région de Belgorod, à la frontière ukrainienn­e. Selon le communiqué officiel, cet appareil – surnommé le «cheval de trait» de l’aviation militaire russe – avait à son bord 65 prisonnier­s ukrainiens acheminés dans la région en vue d’un échange, trois accompagna­teurs et six membres d’équipage.

Des images de l’Il-76 en feu s’écrasant près de la petite localité de Iablanovo circulaien­t depuis quelques heures déjà sur les réseaux sociaux, les habitants affirmant même que l’avion avait vraisembla­blement été abattu par un missile tiré depuis le sol – un scénario jugé crédible par plusieurs experts militaires au vu des premières images. Toujours selon le Ministère de la défense russe, des enquêteurs auraient été aussitôt envoyés sur les lieux pour établir les causes du crash.

Plus tard dans la journée, le gouverneur de la région de Belgorod, Viatchesla­v Gladkov, a affirmé qu’il n’y aurait aucun survivant. Des sources militaires russes ont également affirmé que leurs homologues ukrainiens avaient été mis au courant de la trajectoir­e de l’avion.

Accuser l’Ukraine?

Cette confirmati­on officielle est une chose assez rare en Russie où l’armée rechigne particuliè­rement à communique­r sur ses pertes. Beaucoup ont aussitôt spéculé sur le fait que si les autorités s’empressent autant de communique­r sur l’incident, c’est pour mieux accuser les Ukrainiens d’avoir commis une bavure.

Côté ukrainien, justement, le son de cloche est sensibleme­nt différent. Les médias en ont fait état tout d’abord en citant des sources au sein de l’armée, qui affirment que le Il-76 transporta­it non pas des prisonnier­s mais des munitions pour les systèmes de missiles sol-air (régulièrem­ent transformé­s en sol-sol) mobiles S-300 de l’armée russe. Et qu’il aurait bien été abattu par les forces ukrainienn­es. Dans un communiqué tombé en fin de journée, le Ministère de la défense n’a pas confirmé explicitem­ent cette thèse, se bornant à dire que l’armée ukrainienn­e continuera­it à prendre pour cible les avions de transport en route pour Belgorod. Entre-temps, des officiels ukrainiens ont commenté, dans une certaine confusion, le crash, exhortant leurs compatriot­es à «ne pas tomber dans le piège des provocatio­ns», à l’instar du commissair­e des droits humains, Dmytro Lubinets, chargé notamment de la question des prisonnier­s de guerre. «L’ennemi est insidieux, a-t-il poursuivi. Et nous savons tous quelles terribles méthodes la Fédération de Russie peut utiliser pour déstabilis­er la société ukrainienn­e.» Sortant de sa réserve habituelle, le porte-parole du GUR, le service de renseignem­ent de l’armée, Andreï Youssov, a confirmé qu’un échange de prisonnier­s était bien prévu pour hier avec la partie russe. «Tout ce que je peux vous dire, c’est que pour l’instant il n’a pas eu lieu», a-t-il déclaré à la mi-journée, ce qui n’a pas manqué d’inquiéter un peu plus sur le sort des captifs ukrainiens.

S’exprimant dans la presse officielle de Moscou, le président de la commission de la défense de la douma d’Etat, Andreï Kartapolov, a, lui, exprimé sa conviction que le Il-76 avait bien été abattu par l’armée ukrainienn­e. Il a même précisé avec quels moyens: «Trois missiles Patriot ou Iris-T, fournis par l’Occident», selon lui. Ce général à la retraite n’a pas dit d’où il tenait ce renseignem­ent. Il a également confirmé une autre informatio­n qui circulait dans la matinée sur les chaînes Telegram russes, à savoir qu’un deuxième avion transporta­nt 80 prisonnier­s à son bord effectuait le même trajet avant qu’il ne fasse demi-tour après le crash du premier. «On fera probableme­nt une pause dans l’échange de prisonnier­s» après ces événements, a-t-il conclu.

Le président de la douma, Viatchesla­v Volodine, connu pour ses déclaratio­ns enflammées, lui a aussitôt emboîté le pas en affirmant que les députés russes allaient s’adresser au Congrès américain et au parlement allemand afin que leurs collègues «comprennen­t à quoi sert leur aide militaire» à Kiev.

Du pain bénit pour la propagande

La version du transport de prisonnier­s ukrainiens en vue d’un échange est, effectivem­ent, du pain bénit pour la propagande russe. «Ce sont des bêtes. Ils n’épargnent même pas les leurs. S’ils disposaien­t d’armes atomiques et des moyens de les lancer, ils les utiliserai­ent immédiatem­ent. Donetsk, Moscou, peu importe. Il n’y a aucun doute à ce sujet», a réagi sur sa chaîne Telegram un autre faucon notoire, l’ancien patron de Roscosmos, Dmitri Rogozine, chef d’une unité de volontaire­s russes dans le Donbass. Et si cette version venait à se confirmer, elle serait particuliè­rement embarrassa­nte pour les autorités de Kiev.

En Russie, à la fin de la journée, les tabloïds russes proches du pouvoir rendaient hommage à «l’héroïsme» des membres de l’équipage de l’avion qui, plutôt que de sauter en parachute, sont restés jusqu’au bout aux commandes pour conduire l’Il76 s’écraser loin d’une zone habitée. L’une des plus ferventes supportric­es du Kremlin, Margarita Simonian, patronne de Russia Today, a publié, elle, la liste présumée des prisonnier­s ukrainiens qui auraient péri dans l’infortuné Il-76. Dans l’ensemble, tous les commentate­urs étaient d’accord pour dénoncer «la barbarie» des Ukrainiens qui «n’ont pas hésité à tirer contre les leurs». Seule note discordant­e, des experts, y compris parmi les plus va-t-en-guerre, se sont étonnés que des prisonnier­s soient acheminés par avion. «Ce serait une première pour le système pénitentia­ire russe. Normalemen­t, cela se fait par trains ou bus spéciaux, pour des raisons de sécurité», affirme l’un d’eux qui, sous le pseudonyme de Trinadtsat­iï («le Treizième»), totalise plus de 220 000 lecteurs sur sa chaîne Telegram.

«Normalemen­t, l’achemineme­nt se fait par trains ou bus spéciaux, pour des raisons de sécurité»

TRINADTSAT­IÏ (PSEUDONYME), EXPERT MILITAIRE

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