Cotiser pour manger, sur le modèle de l’AVS
Un comité souhaite mettre en place une nouvelle assurance sociale. Le principe: verser une contribution en fonction de ses moyens et recevoir chaque mois une somme dédiée aux courses. Une initiative qui s’inspire de nos voisins français
Après l’AVS et l’AI, verra-t-on un jour l’avènement d’une ASA, pour «assurance sociale alimentaire»? C’est en tout cas l’espoir du réseau pour l’ASA, qui a officialisé sa création le 22 janvier à Muttenz (BL). Dans les locaux de la Haute Ecole spécialisée du nord-ouest de la Suisse, une assemblée, réunissant une cinquantaine de Romands, Alémaniques et Français, a planché sur la création d’une nouvelle branche nationale des assurances sociales, version courses.
Au coeur du projet, on trouve l’organisation paysanne Uniterre, la Fondation de la promotion du goût, le Mouvement pour une agriculture paysanne et citoyenne (MAPC), ou encore le site d’information Agrarinfo. Cela fait un peu plus d’un an qu’ils travaillent à bas bruit sur le principe d’une ASA qui reprendrait le modèle de l’AVS. Chaque personne percevant un salaire cotise chaque mois pour la caisse, et toute personne résidant en Suisse reçoit une somme fixe, utilisable pour ses courses dans des magasins choisis.
80 francs par adulte et 40 par enfant
Les modalités exactes ne sont pas encore arrêtées, mais après échanges avec l’Union syndicale suisse, le réseau table sur un taux de contribution paritaire de 1,9% du salaire (contre 8,7% pour l’AVS), réparti équitablement entre l’employé et l’employeur. Chaque mois, une personne adulte recevrait un chèque de 80 francs, plus 40 francs par enfant. Pour un ménage composé de deux adultes et deux enfants, cela représenterait 240 francs, un «objectif minimal» qui pourrait être revu à la hausse, notamment en cas de soutien de la Confédération.
Sur cet exemple, un employé percevant un salaire de 6665 francs brut, ce qui correspond au salaire médian suisse, cotiserait 63 francs par mois, de même que son employeur, et percevrait une «rente alimentaire» de 80 francs. Il serait donc gagnant de 17 francs.
Le projet n’émerge pas maintenant par hasard. Il y a d’abord eu le covid et les interminables queues devant les centres de distribution de colis alimentaires. Trois ans plus tard, la population genevoise a inscrit dans la Constitution cantonale un droit à l’alimentation, dont on attend l’avant-projet de loi à la fin de l’été 2024. En 2023, la demande d’aide alimentaire a explosé.
«Quand j’ai entendu le Conseil fédéral, par la voix de Guy Parmelin [au 19h30 de la RTS le 21 janvier], dire qu’il n’y a pas de mesures immédiates envisageables pour faire face à l’inflation et la précarité alimentaire, ça m’a fait tilt, s’émeut Josef Zisyadis, directeur de la Fondation de la promotion du goût. Le travail que nous sommes en train de faire avec l’ASA, c’est de répondre à la crise alimentaire et la question du droit à l’alimentation de manière immédiate, avec des solutions», revendique l’ancien conseiller national.
L’éradication de la précarité alimentaire constitue un objectif majeur de l’ASA. Mais pas le seul. «Souvent, les lois sur le droit à l’alimentation sont des lois sur l’aide alimentaire, précise Christophe Golay, chercheur à l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains de Genève. Mais ici, on veut aussi apporter une vision holistique, qui intègre la juste rémunération des producteurs, de l’agriculture durable, ou encore de la restauration scolaire universalisée.» Ainsi, si l’intégralité de la rente n’est pas dépensée, le reliquat pourrait soutenir des fermes locales, créer d’autres réseaux de distribution ou des lieux de transformation, envisage le collectif.
La démarche s’inspire d’initiatives lancées en Belgique, et surtout en France. Depuis la création en 2019 d’un collectif national pour une sécurité sociale de l’alimentation, plus d’une trentaine d’initiatives ont essaimé sur le territoire (mutuelle, caisse subventionnée, paniers solidaires ou suspendus, ateliers, etc.). Des représentants d’expérimentations en cours à Toulouse, à Saint-Etienne et en Alsace font d’ailleurs profiter les Suisses de leur expérience.
Le chemin reste long. Alors que la 13e rente AVS génère de vifs débats, une telle proposition peutelle gagner le soutien de la Confédération et de la population? «Certes, on prélève de l’argent sur le salaire, mais ce sera de l’argent qu’on n’aura plus besoin de dépenser en courses», répond Alberto Silva, secrétaire d’Uniterre et maraîcher, qui a rejoint le projet d’ASA à ses débuts.
Des points de friction
Pas sûr non plus que l’idée plaise aux entreprises, alors qu’Economiesuisse appelle à voter contre l’initiative pour une 13e rente AVS. Le réseau pour l’ASA n’a d’ailleurs pas encore échangé avec la Fédération des entreprises suisses, au motif de consolider d’abord le projet et le modèle de financement.
Autre point de crispation potentiel, le réseau pour l’ASA exclut d’emblée de conventionner la grande distribution – à l’instar des initiatives françaises. On assume vouloir favoriser d’autres agricultures et distributeurs qui rémunèrent mieux les producteurs, et refuser d’alimenter les marges du duopole orange.
«On veut apporter une vision holistique, qui intègre la juste rémunération des producteurs, de l’agriculture durable»
CHRISTOPHE GOLAY, ACADÉMIE DE DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE DE GENÈVE
Néanmoins, exclure ainsi des magasins ou des produits (aliments congelés, alcool) n’est-il pas une manière d’imposer une certaine manière de se nourrir? «Certains le diront, mais ce n’est pas le cas, anticipe Alberto Silva. Nous n’imposons rien. La force de proposition est qu’on offre la possibilité d’utiliser une carte, sans obligation. On n’empêchera pas les gens d’aller à la Migros.» A ses côtés, Joaquim Manzoni, secrétaire national du réseau ASA, renchérit: «La carte ne couvrira pas l’intégralité des dépenses alimentaires, qui sont de l’ordre de 600 à 700 francs par mois pour un ménage de deux personnes.»
Nombre de critères de l’ASA doivent encore être arrêtés, comme les partenaires, le processus démocratique ou la taille d’expérimentation, mais le collectif compte bien faire germer l’idée à l’échelle municipale, cantonale et fédérale, espère Alberto Silva, d’Uniterre: «L’objectif était de lancer le débat, nous n’en sommes vraiment qu’au début.»
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