«Pour les publics précaires, la caisse alimentaire change beaucoup de choses»
«Le dispositif n’est pas suffisamment étendu pour que la grande distribution s’en inquiète»
Montpellier expérimente depuis plusieurs mois une allocation de 100 euros à dépenser dans des magasins conventionnés. C’est le projet le plus avancé de France, qui en compte une trentaine. Entretien avec Grégori Akermann, sociologue chargé d’évaluer le dispositif
Chez nos voisins français, les caisses alimentaires sont déjà en cours d’expérimentation, avec des modalités qui varient selon les cas. A Montpellier, depuis avril 2023, plus de 350 personnes cotisent chaque mois librement de 1 à 150 euros, et perçoivent en retour une allocation de 100 euros à dépenser dans des magasins conventionnés. La gestion de l’ensemble du processus est assurée par un comité de citoyens. Lancé par un collectif d’associations, le dispositif bénéficie d’un soutien important de la part des collectivités territoriales. Elle constitue à ce jour la caisse alimentaire collective et démocratique la plus aboutie du pays, et pourrait inspirer la démarche helvétique. Entretien avec Grégori Akermann, sociologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), et chargé d’évaluer le dispositif.
Avez-vous déjà dressé un premier bilan de la caisse alimentaire mise en place à Montpellier? Pas encore. Nous en sommes encore à la phase de collecte de données, via des questionnaires et des entretiens, afin de documenter la mise en place de la caisse et ses effets sur les participants: leurs pratiques alimentaires, la manière dont ils s’approvisionnent, leur implication dans la société, leur sentiment d’autonomie, leur regard sur les systèmes alimentaires… Nous ferons ensuite la comparaison avant et après la création de la caisse, afin de voir les évolutions chez les participants. On aura les résultats au printemps.
Avez-vous tout de même déjà noté des avantages pour les bénéficiaires? Pour les publics précaires, ça change quand même beaucoup de choses sur leur rapport à l’alimentation, qui passe «d’avoir faim ou non» à «pouvoir choisir sa nourriture». Certaines personnes venaient de l’aide alimentaire et avaient perdu leur libre arbitre, et invitent désormais leur enfant à déjeuner chez eux. Ce fut émotionnellement fort pour certains. On voit aussi l’importance centrale de la dimension démocratique, et le sentiment de responsabilité du comité citoyen, composé de 47 personnes. Cela fait un an qu’il se réunit tous les mois, pour débattre des modalités de participation à la caisse: la cotisation volontaire ou non, si on compte les bénéficiaires par personne ou par foyer, quels critères de conventionnement des magasins… C’est un nouveau modèle de gouvernance qui se crée. Aussi, grâce au système de conventionnement, on note que certains magasins indépendants ont légèrement augmenté leur chiffre d’affaires. Ce n’est pas énorme, mais il y a tout de même un soutien pour un certain type d’agriculture.
Quelles sont au contraire les limites d’un tel système? Il y a eu des coûts très importants pour que des professionnels de l’animation facilitent les échanges au sein du comité citoyen. La démocratie, ça coûte cher, comme pour les conventions citoyennes. Vous devez y connaître quelque chose, en Suisse! Mais il y a sûrement des économies d’échelle possibles. L’autre frein, c’est d’avoir un groupe de participants représentatif de la population. Il faut reconnaître que nous n’avons pas vraiment réussi cela, car il a fallu démarrer vite, avec un nombre limité de points de vente. Les classes supérieures n’ont pas souhaité participer, parce que les magasins conventionnés étaient trop loin de chez eux, c’était trop de contraintes. Il y a aussi la question de l’acceptabilité sociale d’un tel projet, s’il devenait contraignant. Est-ce que tout le monde accepterait d’avoir des cotisations sur ses revenus pour ce type de caisse? Je ne sais pas.
Avez-vous rencontré des oppositions à cette expérimentation, par exemple la grande distribution? Le dispositif n’est pas suffisamment étendu pour que la grande distribution s’en inquiète. Nous n’avons pas eu de réactions de sa part. Si la portée était nationale, ce serait sûrement différent. Et nous n’avons pas eu, à ma connaissance, d’oppositions de la part de commerces qui n’étaient pas conventionnés. En revanche, nous avons vu l’opposition de quelques paysans, selon qui il aurait mieux valu créer une caisse pour les plus précaires seulement, utilisable uniquement pour des achats en direct des producteurs, avec un engagement sur des quantités et des prix. Il y a eu de vifs débats à ce sujet. Mais la caisse a une vocation universelle, et est donc destinée à tous les profils sociodémographiques, dans l’objectif de créer un espace démocratique dans lequel les citoyens peuvent reprendre du pouvoir sur leur système alimentaire.
Un conseil pour les Suisses qui souhaitent se lancer? Le meilleur conseil que je puisse donner, c’est «n’allez pas trop vite». La mobilisation doit être collective, il faut réussir à ne pas laisser de côté des acteurs du terrain déjà présents, pour arriver à un modèle qui convient localement.
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