Un crash, deux versions et aucune certitude
Deux jours après la destruction d’un avion militaire, les déclarations de Moscou et de Kiev posent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. Elles jettent une lumière sur un processus aussi opaque qu’efficace: l’échange de prisonniers de guerre
XL’affaire du crash de l’avion Il-76, mercredi dans la région de Belgorod, a entraîné des accusations au plus haut niveau entre Moscou et Kiev. En Russie, les autorités n’en démordent pas: l’appareil transportait bel et bien des prisonniers en vue d’un échange et il a été abattu par l’armée ukrainienne. Quant aux autorités de Kiev, elles affirment, mais de façon bien moins catégorique, que l’Il-76 aurait pu acheminer des missiles et des munitions destinés à l’armée d’occupation russe et représentait par conséquent une «cible militaire légitime». Les deux récits suscitant beaucoup de questions, voici ce que l’on sait deux jours après le drame.
Les deux belligérants se préparaient bel et bien ce 24 janvier à procéder à un échange de prisonniers. C’est d’ailleurs la seule certitude de ce micmac russo-ukrainien. Selon la version russe, Moscou allait remettre 192 captifs à la partie ukrainienne contre, probablement, le même nombre de prisonniers russes. Des officiels ont même expliqué qu’un deuxième appareil transportant d’autres prisonniers a dû faire demi-tour après le crash.
Tout était prêt côté ukrainien aussi pour cet échange, a confirmé le porte-parole du renseignement de l’armée ukrainienne Andreï Youssov. La transaction devait se dérouler selon les mêmes modalités que celle du 3 janvier dernier, la plus massive depuis le début de la guerre, lorsque les deux parties ont échangé plus de 230 prisonniers. Côté russe, ils devaient être acheminés en avion depuis un aéroport militaire près de Moscou jusqu’à Belgorod avant d’être conduits à la frontière ukrainienne en bus, scénario confirmé par d’anciens captifs ukrainiens qui ont emprunté le même parcours. «Tout ce que je sais, c’est que cette fois-ci, ils n’étaient pas au rendez-vous», a affirmé par la suite le porte-parole du GUR. Pourquoi? C’est toute la question.
Les autorités russes sont catégoriques: l’Il-76 transportait une partie des prisonniers qui devaient être échangés ce jour-là avant que leur avion ne soit abattu par un missile sol-air ukrainien. Ce dernier aurait été tiré depuis le village de Liptsy, dans la région de Kharkiv, a même précisé le Ministère de la défense russe. Selon le ministère, les Ukrainiens ont été dûment informés de la feuille de route de cet appareil. Certains commentateurs russes n’ont pas hésité à affirmer que l’armée ukrainienne avait sciemment pris pour cible cet avion, pour accuser ensuite les Russes de l’accident et, accessoirement, pour dissuader ses hommes de se porter prisonniers.
Sur la trajectoire des livraisons de missiles
Pour appuyer ces accusations, Margarita Simonian, patronne de Russia Today et fervente propagandiste, a même publié sur sa chaîne Telegram un document qu’elle a présenté comme la liste des prisonniers ukrainiens qui devaient être échangés ce jour-là. Selon des bases de données indépendantes, il s’agissait bien dans leur immense majorité de soldats capturés par les Russes.
Ce qui cloche, dans la version russe, c’est l’absence de cadavres. Sur les images diffusées par les réseaux sociaux, on y a vu des débris de l’épave – qui témoignent par ailleurs de la violence de l’impact – mais, à ce jour, aucun corps, alors que l’Il-76 transportait plus de 70 personnes, comme l’affirment les autorités. Montrer leurs dépouilles aurait mis fin au débat. D’anciens captifs ukrainiens se sont par ailleurs étonnés du petit nombre «d’accompagnateurs» russes (qui sont en fait des membres des services spéciaux). Les autorités ont mentionné la présence de trois personnes dans l’avion, alors qu’ils étaient une vingtaine lors des trajets précédents.
Côté ukrainien, il n’y a eu que deux déclarations officielles: celle de l’état-major de l’armée, et celle du président Volodymyr Zelensky, qui a évoqué cet accident lors de sa prise de parole quotidienne en fin de journée de mercredi, sur les réseaux. Le communiqué de l’armée publié en fin d’après-midi ne parle en fait qu’indirectement du crash. On y lit seulement que les militaires ukrainiens gardent un oeil sur les moyens d’approvisionnement de l’armée russe et «prennent des mesures pour détruire leurs moyens de transport»: pas un mot sur les prisonniers. Ces derniers n’ont été mentionnés par le président que pour dire que les Russes «jouent avec leur vie, les sentiments de leurs proches et les émotions de notre société». Volodymyr Zelensky rappelle que le crash a eu lieu en territoire russe et demande une «enquête internationale» sur cette affaire. Aucun officiel ukrainien n’a explicitement reconnu que l’Il76 a été abattu par l’armée du pays.
Plusieurs sources militaires anonymes ont néanmoins affirmé que cet appareil suivait exactement la trajectoire de ceux qui fournissent l’armée russe en missiles (notamment des S-300) et des munitions. D’une prudence de Sioux, le GUR a affirmé que l’agence de renseignement militaire ne disposait pas «d’informations fiables et complètes sur les personnes qui se trouvaient exactement à bord de l’avion et sur leur nombre». Le GUR a néanmoins démenti que la partie ukrainienne ait été avertie «de la nécessité d’assurer la sécurité de l’espace aérien dans la région de Belgorod», comme lors d’échanges de prisonniers antérieurs. Sur ce point essentiel de l’affaire, c’est parole contre parole.
Dans une interview à une radio ukrainienne, le 25 janvier, Andreï Youssov a aussi suggéré, sans pour autant apporter de preuves, que l’Il-76 pouvait, outre des missiles S-300, transporter des «VIP de l’armée russe» que le FSB aurait «fait descendre au dernier moment» pour des raisons de sécurité. Une déclaration qui a été largement perçue à Moscou comme une tentative de justifier le fait que l’armée ukrainienne ait ouvert le feu contre cet avion, de la même manière qu’elle l’avait fait – avec succès – il y a dix jours contre un avion de reconnaissance A-50, ainsi que d’un Il-22 utilisé comme poste de commandement, patrouillant au-dessus de la mer d’Azov.
Aucun officiel ukrainien n’a explicitement reconnu que l’Il-76 a été abattu par l’armée du pays
La vérité aux mains des services secrets
Ce qui frappe le plus, côté ukrainien, c’est l’embarras des autorités, qui peinent à délivrer un récit cohérent de leur version des faits. Peut-être que, comme l’ont suggéré quelques officiels, elles ne savent tout simplement pas encore ce qui s’est vraiment passé. Ou ne souhaitent pas le dire… Depuis le début de la guerre, comme l’ont relevé de nombreux observateurs, le processus d’échange de prisonniers fonctionne. Il constitue, avec l’aide de quelques intermédiaires plus ou moins officiels comme les Emirats arabes unis ou encore l’oligarque russe Roman Abramovitch, le seul canal de communication entre les deux belligérants. Mais qui établit les listes des candidats à l’échange? Qui en fixe ses modalités? «C’est un processus opaque, qui reste uniquement du ressort des services secrets», explique l’expert militaire Dmitri Kouznets. Et ces derniers par leur essence même n’aiment pas la lumière. N’hésitant pas à brouiller savamment les pistes pour que justement, l’on ne sache jamais le fin mot de l’histoire. ■