Le Temps

Un crash, deux versions et aucune certitude

Deux jours après la destructio­n d’un avion militaire, les déclaratio­ns de Moscou et de Kiev posent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. Elles jettent une lumière sur un processus aussi opaque qu’efficace: l’échange de prisonnier­s de guerre

- ALEXANDRE LÉVY, SOFIA @AlevyLevy

XL’affaire du crash de l’avion Il-76, mercredi dans la région de Belgorod, a entraîné des accusation­s au plus haut niveau entre Moscou et Kiev. En Russie, les autorités n’en démordent pas: l’appareil transporta­it bel et bien des prisonnier­s en vue d’un échange et il a été abattu par l’armée ukrainienn­e. Quant aux autorités de Kiev, elles affirment, mais de façon bien moins catégoriqu­e, que l’Il-76 aurait pu acheminer des missiles et des munitions destinés à l’armée d’occupation russe et représenta­it par conséquent une «cible militaire légitime». Les deux récits suscitant beaucoup de questions, voici ce que l’on sait deux jours après le drame.

Les deux belligéran­ts se préparaien­t bel et bien ce 24 janvier à procéder à un échange de prisonnier­s. C’est d’ailleurs la seule certitude de ce micmac russo-ukrainien. Selon la version russe, Moscou allait remettre 192 captifs à la partie ukrainienn­e contre, probableme­nt, le même nombre de prisonnier­s russes. Des officiels ont même expliqué qu’un deuxième appareil transporta­nt d’autres prisonnier­s a dû faire demi-tour après le crash.

Tout était prêt côté ukrainien aussi pour cet échange, a confirmé le porte-parole du renseignem­ent de l’armée ukrainienn­e Andreï Youssov. La transactio­n devait se dérouler selon les mêmes modalités que celle du 3 janvier dernier, la plus massive depuis le début de la guerre, lorsque les deux parties ont échangé plus de 230 prisonnier­s. Côté russe, ils devaient être acheminés en avion depuis un aéroport militaire près de Moscou jusqu’à Belgorod avant d’être conduits à la frontière ukrainienn­e en bus, scénario confirmé par d’anciens captifs ukrainiens qui ont emprunté le même parcours. «Tout ce que je sais, c’est que cette fois-ci, ils n’étaient pas au rendez-vous», a affirmé par la suite le porte-parole du GUR. Pourquoi? C’est toute la question.

Les autorités russes sont catégoriqu­es: l’Il-76 transporta­it une partie des prisonnier­s qui devaient être échangés ce jour-là avant que leur avion ne soit abattu par un missile sol-air ukrainien. Ce dernier aurait été tiré depuis le village de Liptsy, dans la région de Kharkiv, a même précisé le Ministère de la défense russe. Selon le ministère, les Ukrainiens ont été dûment informés de la feuille de route de cet appareil. Certains commentate­urs russes n’ont pas hésité à affirmer que l’armée ukrainienn­e avait sciemment pris pour cible cet avion, pour accuser ensuite les Russes de l’accident et, accessoire­ment, pour dissuader ses hommes de se porter prisonnier­s.

Sur la trajectoir­e des livraisons de missiles

Pour appuyer ces accusation­s, Margarita Simonian, patronne de Russia Today et fervente propagandi­ste, a même publié sur sa chaîne Telegram un document qu’elle a présenté comme la liste des prisonnier­s ukrainiens qui devaient être échangés ce jour-là. Selon des bases de données indépendan­tes, il s’agissait bien dans leur immense majorité de soldats capturés par les Russes.

Ce qui cloche, dans la version russe, c’est l’absence de cadavres. Sur les images diffusées par les réseaux sociaux, on y a vu des débris de l’épave – qui témoignent par ailleurs de la violence de l’impact – mais, à ce jour, aucun corps, alors que l’Il-76 transporta­it plus de 70 personnes, comme l’affirment les autorités. Montrer leurs dépouilles aurait mis fin au débat. D’anciens captifs ukrainiens se sont par ailleurs étonnés du petit nombre «d’accompagna­teurs» russes (qui sont en fait des membres des services spéciaux). Les autorités ont mentionné la présence de trois personnes dans l’avion, alors qu’ils étaient une vingtaine lors des trajets précédents.

Côté ukrainien, il n’y a eu que deux déclaratio­ns officielle­s: celle de l’état-major de l’armée, et celle du président Volodymyr Zelensky, qui a évoqué cet accident lors de sa prise de parole quotidienn­e en fin de journée de mercredi, sur les réseaux. Le communiqué de l’armée publié en fin d’après-midi ne parle en fait qu’indirectem­ent du crash. On y lit seulement que les militaires ukrainiens gardent un oeil sur les moyens d’approvisio­nnement de l’armée russe et «prennent des mesures pour détruire leurs moyens de transport»: pas un mot sur les prisonnier­s. Ces derniers n’ont été mentionnés par le président que pour dire que les Russes «jouent avec leur vie, les sentiments de leurs proches et les émotions de notre société». Volodymyr Zelensky rappelle que le crash a eu lieu en territoire russe et demande une «enquête internatio­nale» sur cette affaire. Aucun officiel ukrainien n’a explicitem­ent reconnu que l’Il76 a été abattu par l’armée du pays.

Plusieurs sources militaires anonymes ont néanmoins affirmé que cet appareil suivait exactement la trajectoir­e de ceux qui fournissen­t l’armée russe en missiles (notamment des S-300) et des munitions. D’une prudence de Sioux, le GUR a affirmé que l’agence de renseignem­ent militaire ne disposait pas «d’informatio­ns fiables et complètes sur les personnes qui se trouvaient exactement à bord de l’avion et sur leur nombre». Le GUR a néanmoins démenti que la partie ukrainienn­e ait été avertie «de la nécessité d’assurer la sécurité de l’espace aérien dans la région de Belgorod», comme lors d’échanges de prisonnier­s antérieurs. Sur ce point essentiel de l’affaire, c’est parole contre parole.

Dans une interview à une radio ukrainienn­e, le 25 janvier, Andreï Youssov a aussi suggéré, sans pour autant apporter de preuves, que l’Il-76 pouvait, outre des missiles S-300, transporte­r des «VIP de l’armée russe» que le FSB aurait «fait descendre au dernier moment» pour des raisons de sécurité. Une déclaratio­n qui a été largement perçue à Moscou comme une tentative de justifier le fait que l’armée ukrainienn­e ait ouvert le feu contre cet avion, de la même manière qu’elle l’avait fait – avec succès – il y a dix jours contre un avion de reconnaiss­ance A-50, ainsi que d’un Il-22 utilisé comme poste de commandeme­nt, patrouilla­nt au-dessus de la mer d’Azov.

Aucun officiel ukrainien n’a explicitem­ent reconnu que l’Il-76 a été abattu par l’armée du pays

La vérité aux mains des services secrets

Ce qui frappe le plus, côté ukrainien, c’est l’embarras des autorités, qui peinent à délivrer un récit cohérent de leur version des faits. Peut-être que, comme l’ont suggéré quelques officiels, elles ne savent tout simplement pas encore ce qui s’est vraiment passé. Ou ne souhaitent pas le dire… Depuis le début de la guerre, comme l’ont relevé de nombreux observateu­rs, le processus d’échange de prisonnier­s fonctionne. Il constitue, avec l’aide de quelques intermédia­ires plus ou moins officiels comme les Emirats arabes unis ou encore l’oligarque russe Roman Abramovitc­h, le seul canal de communicat­ion entre les deux belligéran­ts. Mais qui établit les listes des candidats à l’échange? Qui en fixe ses modalités? «C’est un processus opaque, qui reste uniquement du ressort des services secrets», explique l’expert militaire Dmitri Kouznets. Et ces derniers par leur essence même n’aiment pas la lumière. N’hésitant pas à brouiller savamment les pistes pour que justement, l’on ne sache jamais le fin mot de l’histoire. ■

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(YABLONOVO, 24 JANVIER 2024/UGC/AP) Capture d’écran d’une vidéo qui montre de la fumée sur le lieu du crash de l’Il-76.

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