Pretoria a les yeux rivés sur La Haye
Saisie par l’Afrique du Sud estimant qu’Israël commet un génocide à Gaza, la Cour internationale de justice se prononcera aujourd’hui sur des mesures d’urgence. A Johannesburg, on attend anxieusement
«J’espère que les Palestiniens vont gagner! Dans la période de l’apartheid, Israël fournissait des armes à nos oppresseurs. Cet Etat tue des gens!» Devant un supermarché de Johannesburg, Samantha, une réceptionniste de 26 ans, ne montre aucune hésitation à quelques heures d’une première décision de la Cour internationale de justice. Saisie par l’Afrique du Sud qui accuse Israël de commettre un génocide à Gaza, elle doit se prononcer ce vendredi sur des mesures d’urgence pour la prévention d’un génocide à l’encontre d’Israël. Une première étape lors d’une procédure qui prendra des mois, voire des années, pour déterminer finalement si l’Etat hébreu s’est rendu coupable de ce crime dans la bande côtière palestinienne. Les ordonnances de la CIJ sont juridiquement contraignantes et sans appel; elle n’a cependant aucun moyen concret de s’assurer de leur application alors que le gouvernement israélien a exprimé à plusieurs reprises son mépris pour l’initiative.
Comme Samantha, un certain nombre de Sud-Africains ont réagi avec enthousiasme à la procédure lancée par l’Afrique du Sud à La Haye. La délégation sud-africaine, avec ses écharpes aux couleurs du drapeau national, a fait forte impression. Elle incarnait aux yeux du monde entier la défense des Palestiniens. «C’était la première fois que je suis fière de notre pays depuis la fin de l’apartheid», raconte Susan Byrne, une enseignante retraitée, faisant écho au sentiment de plusieurs de ses compatriotes.
Lorsque l’équipe juridique qui a représenté l’Afrique du Sud à La Haye est rentrée au pays le 24 janvier par l’aéroport OR Tambo de Johannesburg, c’était dans une ambiance digne du retour triomphal des Springboks (le surnom de l’équipe nationale de Rugby). Des chants ont résonné dans le hall d’accueil, scandés par un comité d’accueil d’une centaine de personnes. «Ce n’est pas une expérience habituelle pour un avocat: notre travail se déroule le plus souvent derrière des portes fermées», réagissait alors, fatigué par son voyage, l’homme de loi Tembeka Ngcukaitobi qui travaille auprès de la Haute Cour de justice sud-africaine avant de s’éclipser. «Les héros ne portent pas de cape, ils ont un diplôme en droit», affirmait une des pancartes brandies aux couleurs arc-en-ciel.
L’Afrique du Sud n’est pas unanime pour autant. Juste après le 7 octobre, seuls 40% de ses ressortissants estimaient qu’Israël commet un apartheid dans les territoires palestiniens, selon un sondage réalisé par la Social Research Foundation. Depuis, l’état d’esprit a certes évolué, mais beaucoup de Sud-africains restent indifférents au conflit
«C’est un défi à l’ordre mondial, ou sur certains de ses aspects» CANDICE MOORE, PROFESSEURE DE RELATIONS INTERNATIONALES À L’UNIVERSITÉ DE WITWATERSRAND
israélo-palestinien. Ils sont bien davantage préoccupés par les incertitudes du quotidien alors que le chômage grimpe à plus de 40%. «On a tellement de problèmes, ici. Pourquoi est-ce que le gouvernement s’implique dans quelque chose de si lointain? A mon avis, il va perdre», grogne Tumi Ngonyama, 33 ans. Sur le plan politique, si la plupart des partis ont salué l’initiative, quelques-uns tels que la Patriotic Alliance, l’ont qualifié de «blague», tandis que le Democratic Alliance, principal parti d’opposition, annonçait sobrement qu’il attendait la décision.
Alors que 50 000 juifs vivent en Afrique du Sud, leur communauté a, quant à elle, vivement dénoncé la démarche du gouvernement par la voix du South African Jewish Board of Deputies, une institution qui représente la plupart des congrégations hébraïques du pays. Dans un communiqué, cette dernière a dénoncé le «rejet teinté de mépris envers les inquiétudes de la communauté juive concernant l’antisémitisme. […] Les Juifs du monde entier s’accordent sur le fait que ces accusations sont issues, à l’origine, d’une vision du monde antisémite qui prive les Juifs de leur droit à se défendre. Ils ne nous feront pas taire en niant notre réalité», affirmait-elle après les premières audiences d’Israël à La Haye.
Proximité historique
Ce n’est pas par hasard que l’Afrique du Sud entreprend une telle initiative. Au pouvoir depuis 1994, le parti historique sud-africain ANC (Congrès national africain) a toujours revendiqué une proximité avec la cause palestinienne, qu’elle associe à son propre combat contre l’apartheid. «Notre liberté est incomplète sans celle des Palestiniens», avait même déclaré son dirigeant iconique, le Prix Nobel de la paix Nelson Mandela. Une formule reprise massivement ces derniers mois. Le souvenir de l’apartheid étant encore vif, certains Sud-Africains estiment qu’ils ont le devoir de défendre les Gazaouis. «Le soutien à cette cause et celle du Sahara occidental sont les deux problématiques sur lesquelles l’Afrique du Sud a toujours été très claire», explique
Candice Moore, professeure de relations internationales à l’Université de Witwatersrand. «Mais certains expriment des doutes. Le gouvernement démontre un certain manque de cohérence. Nous n’avons pas vu un tel engagement en faveur des droits humains lorsqu’il s’agit de violations commises dans des pays voisins, par exemple», relève-t-elle.
Si l’Afrique du Sud n’a jamais marqué un soutien aussi prononcé aux Palestiniens que pendant ces derniers mois, c’est aussi parce que ce pays, qui a accueilli le sommet des BRICS en 2023, veut se positionner comme leader des pays du Sud. «C’est un défi à l’ordre mondial, ou du moins sur certains de ses aspects, en apportant une perspective différente et en montrant que cet ordre international n’est pas toujours juste», explique Candice Moore, tout en relevant: «Difficile de dire à l’heure actuelle quelles seront les conséquences diplomatiques de cette initiative».
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