Le Temps

Les paysans n’en font jamais assez

- YVES PETIGNAT

On ne trouve plus guère de paysans prompts à dompter les jeunes taureaux, à semer la fétuque flottante ou le blé barbu du Roussillon – comme le préconisai­ent les vieux almanachs –, après avoir rallumé leur pipe à couvercle. En 2024, tout en gardant un oeil sur leur ordinateur connecté à l’étable ou sur le cours du blé, ils bloquent les autoroutes de Narbonne à Arras, campent devant la porte de Brandebour­g à Berlin, se préparent à faire le siège de Bruxelles ou Varsovie avec de prodigieux tracteurs. Le consommate­ur, lui, préfère les pommes de terre nouvelles venues du Maroc, le beurre d’Irlande, meilleur marché, ou l’agneau de Nouvelle-Zélande, Que reste-t-il donc de l’image des paysans nourricier­s, socles de la nation? Quand ils ne sont pas qualifiés de «destructeu­rs de la biodiversi­té» ou de «pollueurs subvention­nés», des militants spécistes les accusent d’être des «assassins d’animaux». Partout en Europe, et aussi en Suisse, le contrat social plusieurs fois centenaire qui liait gens des villes et gens des champs s’est rompu. Même si la rue trouve toujours les paysans «très sympathiqu­es».

La colère et la rage qui enflamment le monde agricole partout en Europe semblent encore épargner la Suisse. Mais la campagne qui s’ouvrira à l’été avec l’initiative sur la biodiversi­té pourrait bien nous replonger dans le climat d’hostilité et d’agressivit­é du printemps 2021, lors de la votation sur les deux textes contre les pesticides. Les paysans suisses échappent certes au noeud de règlements environnem­entaux de l’UE par lesquels les producteur­s européens se disent littéralem­ent étranglés. Mais les accusation­s sont les mêmes. Prix insultants offerts par les centrales d’achat, explosion des coûts de l’énergie, des engrais ou des produits phytosanit­aires, submersion sous 4000 pages de textes administra­nt l’agricultur­e, etc. Et au final, une baisse des revenus de 6,3%. Dimanche, un jeune producteur de lait racontait dans un média alémanique travailler 63 heures par semaine pour un salaire équivalant à 8,30 francs de l’heure.

Les paysans suisses, comme leurs homologues européens, ont le sentiment que leurs efforts pour moderniser et rationalis­er leur production, diminuer leur impact environnem­ental, ne sont pas compris. «Il y a chez nos opposants un manque de connaissan­ce de notre métier et peu de respect», disait une jeune paysanne en 2021 après son échange avec une députée écologiste. En début d’année, Markus Ritter, président de l’Union suisse des paysans, ne disait pas autre chose: «Les agricultri­ces et agriculteu­rs ont le sentiment que quoi qu’ils fassent, ce n’est jamais assez». Or précisémen­t, l’USP s’est alarmée cette semaine des effets possibles de l’initiative «Biodiversi­té» qui, selon Pro Natura, devrait consacrer 30% de la surface du pays à des réserves naturelles.

Les exigences écologique­s se font toujours plus urgentes, portées par une population urbaine prompte à dénoncer le productivi­sme agricole. Mais qui ignore que l’agricultur­e s’est engagée depuis longtemps dans une profonde transforma­tion des exploitati­ons familiales devenues de véritables entreprise­s de production spécialisé­es dans le lait, les fruits, les légumes ou la viande. Avec des exigences sanitaires, techniques ou la pression de la concurrenc­e internatio­nale. Donc avec des charges financière­s longues à amortir. Difficile de vivre avec quelques fromages de chèvres. ■

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