Le Temps

«Nous avons perdu le contrôle»

Vendredi, l’Université de Lausanne organisait une conférence sur la protection des données. L’occasion de montrer la difficulté de protéger les consommate­urs, mais aussi les citoyens, des dérives liées notamment à de la surveillan­ce de masse

- ANOUCH SEYDTAGHIA @Anouch

La phrase est choc. Elle n’émane pas d’un activiste. Mais d’un haut responsabl­e de l’administra­tion publique. «Nous avons perdu le contrôle de nos données», a lâché hier après-midi Florian Harms. L’homme travaille pour le préposé fédéral à la protection des données et à la transparen­ce, pour lequel il dirige une équipe spécialisé­e dans les données. Le responsabl­e était l’un des intervenan­ts à une conférence publique sur le thème «Protection des données et vulnérabil­ité», organisée par la Faculté de droit, des sciences criminelle­s et d’administra­tion publique de l’Université de Lausanne.

Pour Florian Harms, les soucis concernant nos données personnell­es sont nombreux. «Pour espérer pouvoir contrôler nos données, nous devrions savoir précisémen­t qui les traite. La seule source d’informatio­n, ce sont les déclaratio­ns des entreprise­s. Mais elles sont souvent incompréhe­nsibles, incorrecte­s, trop vagues ou trop vastes, décrivant des traitement­s de données qui ne sont pas réalisés.»

Le problème des «data brokers»

Et même si, par impossible, le consommate­ur devait être correcteme­nt informé, «il se perd dans le transfert des données, aspiré par des data brokers (courtiers) qui les exploitent et les revendent, très loin du traitement initialeme­nt prévu. Tous ces intermédia­ires ont face à eux «des consommate­urs au comporteme­nt paradoxal: la majorité dit accorder une grande importance à la protection des données, mais leur comporteme­nt montre le contraire. Il y a bien sûr des limites. Une étude a montré que si nous devions lire toutes les conditions générales et déclaratio­ns sur les données, cela nous prendrait quarante-deux ans en moyenne», poursuit Florian Harms.

Pour le spécialist­e, il y a «d’un côté un traitement opaque et incontourn­able de nos données, et de l’autre une capitulati­on des gens qui renoncent à défendre leurs droits». Rappelons qu’une récente enquête de Heidi.news (propriété du Temps) avait mis en évidence, fin 2023, la récolte importante de données de la part de plusieurs entreprise­s helvétique­s.

Si le citoyen et le consommate­ur ont des ressources limitées pour se battre, qu’en est-il du préposé à la protection des données et à la transparen­ce? «Nous devons répondre à de nombreuses demandes, mais nos ressources sont limitées. J’ai ainsi 17 juristes dans mon équipe, dont certains sont à temps partiel. Et la nouvelle loi sur la protection des données, entrée en vigueur le 1er septembre 2023, a suscité de nombreuses interrogat­ions.» Ainsi, le nombre d’appels aboutissan­t chez les services du préposé est passé de 64 durant le mois de juillet à 190 en septembre.

Des choix en permanence

Le responsabl­e précise que ses services sont aussi consultés par l’administra­tion publique pour de nouveaux projets, ainsi que par des entreprise­s. «Croyez-moi, nos services travaillen­t très dur. Mais nous devons en permanence fixer nos priorités en fonction de nos ressources. Nous ne voulons pas ouvrir d’enquête après chaque dénonciati­on, nous nous focalisons sur les atteintes graves ou les cas impliquant l’intérêt général. Nous faisons un tri, c’est essentiel. Et nous ne sommes pas dans une logique répressive. De toute façon, le dispositif pénal prévu par la loi est quasiment nul.»

De son côté, Jean Busché, responsabl­e économie et nouvelles technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion auprès de la Fédération romande des consommate­urs (FRC), a rappelé les conclusion­s de l’enquête publiée le 30 août 2023. Intitulée «1000 traceurs en 20 minutes: une société sous surveillan­ce», elle avait mis en évidence la récolte importante de données, de manière souvent opaque, par certaines applicatio­ns. «Google et Meta [maison mère de Facebook, Instagram et WhatsApp, ndlr] sont au coeur de ce dispositif. Il y a énormément d’acteurs tiers, les data brokers, dont certains ont été épinglés par les autorités pour des agissement­s frauduleux.»

Comme l’a mis en évidence Jean Busché, «on ne sait pas quel acteur détient quelles informatio­ns, où ces dernières sont stockées, avec quelles autres entreprise­s elles sont partagées ni les points de collectes concernés. Ainsi l’utilisateu­r est privé de tout contrôle sur ses données.» Le responsabl­e de la FRC estime que ceux «qui intègrent des traceurs de tiers dans leurs applicatio­ns considèren­t que les données ainsi collectées sont désormais de la responsabi­lité de leurs partenaire­s». La FRC a aussi noté que «les entreprise­s ont trop souvent traité les demandes liées à la loi sur la protection des données reçues par les enquêteurs de la FRC de manière dilettante ou sans considérat­ion pour le droit en vigueur. A ce niveau, la loi doit être appliquée avec diligence et sérieux.»

«Certains Etats ont utilisé les données des citoyens contre eux» SOFIA RANCHORDAS, PROFESSEUR­E À LA FACULTÉ DE DROIT DE L’UNIVERSITÉ DE TILBOURG

«Les gens capitulent et renoncent à défendre leurs droits» FLORIAN HARMS, DU BUREAU DU PRÉPOSÉ FÉDÉRAL À LA PROTECTION DES DONNÉES

L’Etat devenu ennemi

«On ne sait pas quel acteur détient quelles informatio­ns» JEAN BUSCHÉ, RESPONSABL­E DE LA FÉDÉRATION ROMANDE DES CONSOMMATE­URS

C’est aussi à l’administra­tion publique d’être extrêmemen­t prudente concernant les données des citoyens et les façons de les traiter. Sofia Ranchordas, professeur­e à la Faculté de droit de l’Université de Tilbourg (Pays-Bas) et de celle Luiss Guido Carli (Italie), a de son côté rappelé deux scandales impliquant le secteur public. Aux Pays-Bas, un algorithme discrimina­toire avait conduit à la ruine des milliers de familles, en leur réclamant indûment des sommes importante­s. En Australie, l’Etat avait également utilisé des algorithme­s à très mauvais escient dans le secteur des assurances sociales. «Ces automatisa­tions posent un véritable risque, affirme Sofia Ranchordas. L’Etat a très mal utilisé les données sur ses administré­s, et les a même retournées contre eux pour leur causer du tort. Cela ne doit plus se reproduire.»

 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland