Le Temps

Les ornitholog­ues s’échangent des noms d’oiseaux

Des démarches sont en cours aux Etats-Unis pour changer les noms communs d’oiseaux faisant référence à des personnali­tés, souvent controvers­ées, dans le but d’éviter les offenses possibles aux communauté­s noires et autochtone­s. Cette décision fait débat d

- AURÉLIE COULON @AurelieCou­lon

Si vous allez aux Etats-Unis, vous aurez peut-être la chance d'observer une mouette de Sabine planant sur un rivage, un pic de Lewis agrippé au tronc d'un arbre, ou un plectropha­ne de McCown dans les Rocheuses. Tous ces oiseaux ont comme point commun – en plus d'avoir été recensés sur le continent américain – d'être des éponymes, c'est-à-dire que leur nom fait référence à celui d'un humain soucieux de laisser une trace dans l'histoire comme «découvreur» de l'espèce ou de rendre hommage à un «héros», un explorateu­r, un proche ou un mécène. Ces personnali­tés, connues encore de nos jours ou oubliées, ont parfois un historique condamnabl­e. John Porter McCown était un général confédéré, mort en 1879, et considéré comme un symbole de l'esclavagis­me.

C'est parce que ces noms d'oiseaux pourraient offenser ou induire un sentiment d'exclusion dans certaines communauté­s, notamment afro-américaine­s et autochtone­s, qu'en novembre, la société américaine d'ornitholog­ie (AOS) a décidé de renommer toutes les espèces éponymes et trois appellatio­ns non éponymes mais jugées offensante­s. Au revoir mouette de Sabine, pic de Lewis et plectropha­ne de McCown mais aussi puffin à pieds pâles, courlis esquimau et colombe inca. Au total, cela concerne 266 oiseaux, soit environ 5,5% des noms anglais des espèces du continent.

Cette décision de l'AOS est une réponse à une pétition regroupant près de 2500 signatures et déposée par le collectif Bird Names for Birds en 2020, invoquant «le rôle des noms communs éponymes d'oiseaux dans la perpétuati­on des effets du colonialis­me». A ce moment-là, aux Etats-Unis, de nombreuses contestati­ons se levaient dans la société contre les discrimina­tions de la communauté afro-américaine, en réponse à l'assassinat de George Floyd, homme noir mort à la suite de son interpella­tion par des policiers.

Pas de consensus

L'AOS est déjà entrée en matière sur des cas individuel­s après des requêtes du même collectif: pour le plectropha­ne de McCown, devenu le «longicorne à bec épais» en anglais (son nom est inchangé pour l'instant en français) et l'«Oldsquaw» renommée «canard à longue queue» (harelde de Miquelon en français). Concernant les 263 éponymes soumis à la décision de 2023, l'AOS a décidé de progresser par étapes. Dans un premier temps, un comité ad hoc réunissant des ornitholog­ues de terrain, des taxonomist­es et des citoyens plancheron­t sur le choix de nouveaux noms pour les éponymes des Etats-Unis et du

Canada. Puis, le corpus sera élargi au reste du continent.

L'annonce de l'AOS n'a pas fait consensus au sein de la communauté des ornitholog­ues et même au-delà. Une pétition a été lancée fin novembre pour protester contre le changement des éponymes et elle a recueilli à ce jour près de 4500 signatures.

Et du côté francophon­e, qu'en dit-on? Quelles sont les conséquenc­es sur les noms français des oiseaux? Pour répondre à ces questions, il faut avoir en tête qu'il existe deux histoires en parallèle: celle des noms scientifiq­ues et celles des noms vernaculai­res – en français – des oiseaux. La première évolue au rythme des découverte­s des taxonomist­es, les scientifiq­ues qui s'intéressen­t à la classifica­tion du vivant. Ils ne sont pas toujours d'accord sur le statut de nouvelles espèces.

L'avènement de la génétique dans les années 90 a également apporté son lot de perturbati­ons dans leur organisati­on. Citons le cas de la mésange à longue queue, petit passereau élégant noir, rose et blanc, présent en Suisse. L'analyse du génome de cette espèce a démontré, il y a plusieurs années, que l'oiseau appartenai­t à un genre différent de celui des mésanges. D'ailleurs, sa nouvelle appellatio­n en français, orite à longue queue (Aegithalos caudatus), a été très débattue.

C'est pourquoi aujourd'hui, il n'y a pas une seule mais quatre listes mondiales des oiseaux, en fonction de différente­s philosophi­es taxonomist­es: la liste du Congrès internatio­nal d'ornitholog­ie (IOC), et celles de Howard & Moore, de HBW Alive/Birdlife Internatio­nal et de Clements. Chacune propose en parallèle du nom latin de l'animal une liste de noms vernaculai­res. Or ces listes ne se superposen­t pas forcément. Et on ne retrouve pas les mêmes noms non plus dans les différents guides qui servent à l'identifica­tion. Car l'histoire des noms d'oiseaux en français emprunte de son côté d'autres chemins.

Pas facile à suivre? En effet, se plonger dans les noms d'oiseaux, c'est lever le voile sur une situation tentaculai­re de commission­s multiples en fonction des régions du monde – au même titre que l'AOS contrôle les noms sur son propre territoire – et d'individus isolés.

En Suisse, la liste qui prévaut depuis le 1er janvier 2024 est celle de l'IOC (avant, c'était celle de HBW Alive/Birdlife Internatio­nal). Elle a été adoptée pour s'aligner sur les pays limitrophe­s du territoire. Sur cette base, la Commission de l'avifaune suisse (CAS) tient à jour une liste des oiseaux de Suisse dans les quatre langues officielle­s, en plus de l'anglais et du nom latin en fonction des observatio­ns dans le pays. Cette liste sert de référence pour les publicatio­ns scientifiq­ues locales et les recensemen­ts. Les réactions des ornitholog­ues face à la décision américaine sont très contrastée­s.

«C'est très embêtant quand les noms changent, car on ne sait plus quelle est la bonne liste, commente Laurent Vallotton, ornitholog­ue au Muséum de Genève et coéditeur de la revue suisse Nos Oiseaux. Et je trouve bête et répréhensi­ble ce que font les Américains. Les noms scientifiq­ues changent déjà à cause de la génétique, c'est normal car la science est vivante, mais si on ajoute par-dessus des changement­s de noms communs, c'est sans fin. Et quand on a pris des habitudes, c'est source de confusion.»

D'autres ornitholog­ues s'inquiètent que la démarche américaine efface un pan de l'histoire des sciences. C'est le cas de Manuel Schweizer, taxonomist­e au Musée d'histoire naturelle de Berne et membre du comité de la CAS. «C'est un sujet controvers­é et je n'ai pas de position claire, même si je trouve dangereux de vouloir effacer l'histoire. Et le changement de noms établis rend la communicat­ion plus difficile.»

Quand il s'agit de la formation des amateurs, François Turrian, directeur romand de Birdlife Suisse et organisate­ur de la Formation romande en ornitholog­ie, préfère des noms plus descriptif­s que des éponymes. «Je trouve que ce qui se passe aux Etats-Unis va dans le bon sens, ça oblige à revoir comment on désigne un oiseau, en préférant une terminolog­ie liée à l'habitat, la couleur ou l'aspect et non à une personne. En impliquant les amateurs dans le processus de décision, c'est une ornitholog­ie plus participat­ive qui favorise l'adhésion et l'usage.»

Côté français, c'est l'instance homologue de la CAS, la Commission de l'avifaune française (CAF) qui assure le suivi de la nomenclatu­re des espèces du territoire de la France métropolit­aine, sur la base de la liste de l'IOC. «Nous avons fait le choix de prendre en compte ses changement­s éventuels, pour les espèces de notre région, observe Paul Dufour, président de la CAF. En dehors de ce territoire, cela ne nous concerne pas vraiment. S'il faut choisir un nouveau nom, il est soumis au vote, c'est arrivé plusieurs fois dernièreme­nt.»

Concernant les éponymes, Paul

Dufour indique que la CAF «n'a jamais reçu de plaintes concernant des noms d'oiseaux jugés offensants, mais cela pourrait arriver». «Les noms d'oiseaux doivent être appréciés de tous, et n'être ni offensants ni clivants, ajoute-t-il. C'est un sujet très délicat, nous attendons de voir ce qui se passe outre-Atlantique. Et si les noms anglais en Amérique du Nord changent, comment les Britanniqu­es et les autres communauté­s anglophone­s vont-ils s'adapter? Je suis curieux de voir aussi comment les applicatio­ns naturalist­es comme eBird, très utilisée dans le monde pour l'enregistre­ment des observatio­ns de terrain, vont réagir.»

En France métropolit­aine et en Suisse, il existe à peu près la même proportion d'oiseaux avec des éponymes que dans la liste américaine. Et certaines espèces sont communes aux deux territoire­s, comme la mouette de Sabine (Xema sabini) ou la mouette de Bonaparte (Chroicocep­halus philadelph­ia,d'apparition rare de notre côté de l'Atlantique). En Amérique du Nord, ces oiseaux changeront a priori de noms. Mais il existe aussi des oiseaux éponymes en français qui ne le sont pas en anglais, comme le tadorne de Belon – en l'honneur du zoologue français de la Renaissanc­e Pierre Belon – canard nommé common shelduck en anglais.

Face à la difficulté de s'y retrouver entre toutes ces appellatio­ns, et les emplois régionaux au Québec, en Suisse, en Belgique et en France, un élan d'harmonisat­ion avait abouti en 1990 à la création d'une Commission internatio­nale des noms français des oiseaux (Cinfo), sous l'égide de l'IOC. Principal initiateur de ce mouvement, Peter Devillers, retraité de l'Institut royal des sciences naturelles de Belgique et coprésiden­t de la Cinfo, avait travaillé avec sept représenta­nts des régions francophon­es à l'élaboratio­n d'une liste unique des noms français, qui a abouti à une publicatio­n en 1993.

«Il y avait beaucoup de cas débattus à l'époque pour lesquels il était difficile de mettre d'accord tout le monde, se souvient Peter Devillers. Les noms d'oiseaux ne sont pas inscrits dans le marbre mais tout le monde tient aux traditions.»

Depuis 1993, la tâche de mise à jour de la liste de l'IOC pour la section française est assurée par un seul homme, Michel Gosselin, retraité de sa fonction d'ornitholog­ue au Musée canadien de la nature et ancien membre de la Cinfo. «Je suis personnell­ement contre la décision de l'AOS. Ce ne sont pas les mots qu'il faut proscrire mais les idées, car les mots changent continuell­ement de sens, à chaque génération, affirme-t-il. Au Québec, il y a beaucoup de gens qui acceptent d'emblée ce qui vient des Etats-Unis. Mais ce qui va se passer dans les autres pays anglophone­s n'est pas du tout clair.» Selon lui, «la situation actuelle est chaotique et sert de détonateur pour relancer les discussion­s et éviter d'aller dans tous les sens.»

Même débat pour tout le vivant

Le débat des éponymes secoue beaucoup plus loin que le cas des oiseaux, jusqu'aux noms latins de tous les êtres vivants. En août 2023, un collectif de scientifiq­ues, dans un commentair­e dans la revue Nature Ecology & Evolution, affirmait que «les éponymes n'ont pas leur place dans la nomenclatu­re biologique du XXIe siècle». Pour les mêmes raisons que l'AOS, les auteurs demandent une révision de la nomenclatu­re des éponymes. Or, on ne parle pas de quelques centaines de cas mais de milliers de noms latins concernés.

Le papier de Nature Ecology & Evolution a suscité des réactions et réponses écrites provenant du monde entier. Certains auteurs déplorent l'idée d'empêcher l'attributio­n de noms en l'honneur de personnes, qui assurent à des scientifiq­ues des pays du Sud reconnaiss­ance et financemen­ts. D'autres appellent à une science décolonial­e.

«Le mouvement pour changer les structures sociales héritées d'un passé colonialis­te et raciste – dont fait partie le choix de célébrer des personnali­tés – est suffisamme­nt important aujourd'hui pour atteindre les sciences, observe Sarah Kiani, historienn­e à l'Université de Neuchâtel. Des travaux en histoire des sciences ont montré qu'il y avait de la subjectivi­té politique dans les sciences humaines mais aussi les sciences dures. Donner le nom d'une personnali­té à une espèce, c'est un point de vue.»

Encore une preuve que les sciences ne sont pas séparées de la société, mais bien perméables à ses questionne­ments.

«C’est un sujet controvers­é et je n’ai pas de position claire, même si je trouve dangereux de vouloir effacer l’histoire»

MANUEL SCHWEIZER, TAXONOMIST­E AU MUSÉE D’HISTOIRE NATURELLE DE BERNE

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(IMAGO/GEMINI COLLECTION) De gauche à droite et de haut en bas: le puffin à pieds pâles, le courlis esquimau et la mouette de Sabine. Tous pourraient devoir changer de nom.
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