Le Temps

Xavier Giannoli: «L’argent libère tout ce qu’il peut y avoir de plus régressif en l’homme»

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A propos de votre film «Illusions perdues» (2021), vous avez dit au «Temps»… Excellent journal.

… Merci. Vous avez donc dit votre fascinatio­n pour le monde que dépeint Balzac, dans lequel «tout est à vendre»… En somme, vous rempilez? L’argent… J’ai plus envie de dire «le fric». Oui, il me fascine parce qu’il libère les instincts. Il interroge les personnage­s et ce qu’ils sont capables ou non de réprimer. Notre socle commun s’appelle l’éducation et la société, il n’existe pas de société possible autrement qu’en étant capables, d’abord, de gérer sa frustratio­n et de ne pas se croire tout permis. D’avoir un certain sens des responsabi­lités, une certaine qualité d’âme. L’argent, au contraire, libère tout ce qu’il peut y avoir de plus régressif en l’homme. Il apparaît comme un révélateur de la nature humaine, c’est ce que j’essaie d’interroger.

Pourquoi avoir inventé le personnage de Simon, l’enquêteur des douanes?

Mon objectif était de faire un thriller. Et que cette enquête ne s’arrête pas à des enjeux uniquement financiers, techniques, policiers. Dans le livre [qui inspire la série], le journalist­e Fabrice Arfi parle aussi de lui. Il se demande comment l’époque parle à travers cette histoire. Comme moi; mais plutôt que d’en faire un journalist­e, je trouvais qu’un inspecteur des douanes était pour le scénario plus original. Il était intéressan­t d’assister à la création d’un service qui s’attaque à la nouvelle délinquanc­e. Aujourd’hui, les gangsters ont compris qu’il est plus dangereux et compliqué de braquer un fourgon ou une banque, car on va prendre beaucoup plus de prison que si on détourne de l’argent sur internet. Donc raconter l’histoire d’un service et d’hommes qui s’adaptent à cette mutation, c’était dynamique.

D’autant que ça continue, sous d’autres formes. Oui, bien sûr.

Exemple: j’annonce que je veux améliorer mes fenêtres, l’Etat propose de l’argent pour m’aider, je fais une fausse facture et on me rembourse 30% que je vais mettre dans des sociétés écrans. Mais il faut bien lutter contre la pollution, c’est complexe. En même temps, j’en ai marre d’entendre les gens dire «quel monde de connards, les politiques».

Pourtant, une série comme la vôtre pourrait pousser dans le sens du «tous pourris», non?

Non. J’essaie de montrer que l’ambition qu’ont eue le gouverneme­nt français ou la Commission européenne était belle et légitime. Et qu’en même temps, ils se sont laissés séduire par une idée américaine, la vertu du marché. Ce qui est désespéran­t au final, c’est l’absence totale d’impunité. Mon personnage a la mission – il le vit ainsi – de prouver la culpabilit­é des escrocs; il est lui-même rongé par celle d’avoir été un père défaillant. C’est la vie, il n’y a pas d’un côté les bons et de l’autre les mauvais. Cette ligne passe dans chacun de nous.

On peut craindre un grand relativism­e.

Jamais de la vie. Il faut avoir un point de vue, surtout quand vous avez la chance d’avoir douze heures pour explorer les situations politiques et les passions humaines. Comme spectateur, cela m’élève de me dire: «J’ai compris quelque chose.» Il est trop facile de juger. Nos personnage­s sont le produit d’un certain rapport au monde qu’ont induit les sociétés modernes consuméris­tes, matérialis­tes et hédonistes, le désir de jouir sans entrave, sans limite. Alors que Simon est justement l’homme de la limite. Cette idée d’un grand tout où il n’y a plus ni ligne ni frontière me paraît une aberration anthropolo­gique.

Aviez-vous une crainte en abordant ces communauté­s juives mais si différente­s, de Belleville et des beaux quartiers?

Vincent Lindon a une moitié juive, c’est important dans sa vie. Moi, j’ai une éducation religieuse, mais progressis­te, avec un respect de ce qu’est la religion des autres. Il n’était pas question de s’autoriser la moindre maladresse, le moindre cliché. Un jour en Israël, un policier m’a raconté comment ils ont arrêté un des escrocs, l’ont mis en prison à Tel-Aviv et qu’il a commencé par dire: «Je suis juif, je veux manger kasher», etc. Le policier lui a répliqué: «A moi, tu vas venir, toi l’escroc, me faire ce numéro? Tu es la honte.» [La scène est dans la série.] Et j’ai parlé avec des rabbins, c’était important, je me débats avec quelque chose. L’un d’eux, voyant mon inhibition, m’a dit: «Mais, Xavier, un escroc est un escroc, qu’il soit juif, musulman ou chrétien.» Après, la première de la série a eu lieu le jour de ce qui s’est passé en Israël [l’attaque du 7 octobre 2023]…

Ce qui est dur.

Oui. J’éprouve une profonde compassion pour ce que sont en train de vivre les gens de Gaza. C’est une catastroph­e humanitair­e épouvantab­le et monstrueus­e, et mon coeur saigne en imaginant ces familles et ces gens. Mon coeur saigne aussi en imaginant l’horreur qu’ont vécue les gens d’Israël. Et je trouve inhumain, même dégueulass­e, qu’on nous interdise d’éprouver de la compassion pour les deux camps. Qu’est-ce que c’est que cette folie?

Vous vous lancez en série avec une fiction en 12 épisodes, c’était lourd…

Vraiment, je ne m’en suis pas rendu compte. Tout venait naturellem­ent. C’était tellement excitant, inspirant, fascinant. J’ai d’ailleurs un nouveau projet de série, un sujet historique, inflammabl­e, pendant l’Occupation. Une énorme série. Il faut une ambition dans la fiction en séries.

Avez-vous vu «Succession»? Elle joue aussi avec la fascinatio­n pour des riches, leur décorum…

J’adore. Comme metteur en scène, il y a un détail qui me frappe à chaque épisode: regardez comment ils se tiennent quand ils parlent, les trois, la soeur et les deux frères [il jette les jambes au-delà du fauteuil, en se vautrant]: ils sont toujours allongés, avachis, ou assis par terre. Comme des gamins. On voit tellement bien, là, le caractère régressif de l’argent. N. Du. ■

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