Nemo, revenu des abysses
Benoît Peeters et François Schuiten élargissent le territoire des «Cités obscures» avec «Le Retour du capitaine Nemo», un splendide hommage à Jules Verne mêlant la mécanique et la pieuvre, combinant l’auteur et le personnage
Le capitaine Nemo est mort à deux reprises. La première dans Vingt Mille Lieues sous les mers quand, au «milieu des brumes hyperboréennes», le Nautilus est englouti par le maelström. La deuxième, trente ans plus tard, à la fin de L’Ile mystérieuse, quand le réprouvé sombre au fond du Pacifique sud dans son submersible, son cercueil. Mais les héros ne meurent pas! Le forban des sept mers revient inopinément dans Le Retour du capitaine Nemo, quatorzième volume des Cités obscures, cette oeuvre magistrale cartographiant des villes et des contrées situées à la tangente du monde réel.
C’est un fiat lux dans la nuit de l’abysse. Un vortex de poils encoconnant une momie. Le spectre reprend vie, rampe comme le Nabuchodonosor de William Blake, tandis que le Nautilus s’arrache à la vase des grands fonds. Ce véhicule chimérique, artefact d’acier à la poupe, tentacules musculeux à la proue, monte vers la lumière tel le retour du refoulé.
Arrivé à la surface, le «Nauti-poulpe» bouscule un dirigeable volant au ras des flots, menace une barque de harponneurs, frôle un paquebot géant… Il croise au large de Samaris, longe les côtes du Boulachistan, remonte un fleuve jusqu’aux pitons habités de Porrentruy, passe devant le Palais des Trois Pouvoirs de Brüsel, avant d’aborder Samarobrive, cette ville qui, en d’autres dimensions, s’appelle Amiens.
Véhicules uchroniques
Au cours de son odyssée, le spectral Nemo réintègre l’humanité. Il taille sa barbe, enfile un habit. Il ressemble désormais à Jules Verne. Tandis que les anciens adversaires, l’engin de mort manufacturé par l’homme et le céphalopode géant issu du coeur des océans, fusionnaient, la créature est devenue le créateur. Le Retour change alors de tempo. Aux illustrations en pleine page succèdent des vignettes d’une moindre envergure pour raconter comment le Nauti-poulpe jette l’ancre devant la halle Freyssinet. Le capitaine Verne en sort, traverse des rues pleines de véhicules uchroniques. Le noir et blanc se pare de couleurs tandis qu’il s’approche de la rue Charles-Dubois 2.
Jules Verne est de retour chez lui. Il se recueille devant un portrait de Pierre-Jules Hetzel son éditeur, son ami. Il s’assied devant le petit bureau sur lequel il a écrit plus de 30 romans et commence à rédiger Vingt Mille Lieues sous les mers. L’image finale montre l’écrivain qui dort sur son lit étroit: «Les songes et l’écriture se confondent», méditent les auteurs.
Hybride monstrueux
En 1983, deux amis d’enfance passionnés de bandes dessinées, Benoît Peeters, licencié en philosophie, et François Schuiten, fils d’architecte, dessinateur et scénographe, ouvrent un atlas parallèle, Les Cités obscures, qui, sous influence de Borges, Kafka ou Jules Verne, répertorie des ombres et des simulacres, creuse les interstices entre la carte et le territoire – lire et relire La Fièvre d’Urbicande, L’Enfant penchée, La Théorie du grain de sable…
Avec Le Retour, les deux auteurs, fascinés par les «objets livres» de Jules Verne, reconduisent l’équation entre le texte et l’image qui est aussi celle de la bande dessinée. Les pages de gauche évoquent la reconstruction mémorielle et physique du capitaine Nemo; les pages de droite célèbrent les inoubliables illustrations des Editions Hetzel. En hachures virtuoses, Schuiten érige des architectures grandioses, ose des références anachroniques en juchant le Nauti-poulpe au sommet de la tour Perret d’Amiens comme Kong le gorille en d’autres temps et d’autres lieux. Crevant d’un tentacule la surface miroitante du lac Canetti, s’agrippant de tous ses bras à une locomotive échappée de La Bête humaine, fendant les hortillonnages de Samarobrive, le monstre marin renvoie au Bateau ivre, ce poème dont Rimbaud a trouvé l’inspiration dans Vingt Mille Lieues sous les mers.
En bonus, 18 dessins magistraux prolongent l’épopée post-mortem de Nemo: ce sont les illustrations de Schuiten pour la publication, en 1989, de Paris au XXe siècle, roman de Jules Verne perdu et retrouvé. Suivent deux croquis du Nauti-poulpe à Amiens. Car tout est mutation: la machine infernale et le kraken fusionnent, Nemo devient Verne et la fiction modifie le réel. Le dessin léger va s’incarner dans la fonte puisqu’une sculpture monumentale de l’hybride monstrueux sera étrennée à Amiens en 2025.
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