Requiem pour la terre
Incandescent et crépusculaire, le troisième roman de Thomas Flahaut dévoile l’envers des luttes
Au début des Nuits d’été, son précédent roman, les personnages de Thomas Flahaut venaient passer le 14 Juillet aux Verrières, le quartier de leur enfance, au milieu des pétards et des étincelles, dans un climat d’émeute et de «ville assiégée». Quand Camille s’en va s’ouvre, les tours de cette «petite cité», promises à la démolition, s’écroulent sous les yeux du lecteur, et de ceux de Jérôme, qui a grandi dans une maison voisine.
Cette explosion de béton sert de marchepied symbolique au troisième roman de Thomas Flahaut: «Ça commence quand ça explose», pose l’auteur en incipit. La formule sert à la fois de prophétie, de didascalie et de détonateur dans cette odyssée impossible, où l’habitat et la mémoire partagent le même destin précaire: là où vivaient des hommes gisent désormais des ruines, qu’enveloppe bientôt un linceul de poussière.
Quelques mois, plusieurs guerres et presque 300 pages plus tard, c’est encore la poussière, mais d’un autre type, qui charge l’air du paysage désertique où se sont réfugiés les derniers Mohicans de ce chassé-croisé vaguement dystopique, furieusement politique et profondément mélancolique. Il y a du Cormac McCarthy et de l’Andreas Malm (Comment saboter un pipeline, Ed. La Fabrique, 2020) entre ces lignes, et, pas loin non plus, les ombres portées des actions des Soulèvements de la Terre et d’Extinction Rebellion.
Mémoire et révolution
Dans ce générique postapocalyptique, Camille s’en va comme elle est venue. Mystérieuse et souterraine. Solitaire et martyrisée. Mais avant de partir, elle débarque. Elle a 10 ans, Jérôme aussi. Elle vient de perdre ses parents, il est orphelin de mère. Son père, docteur voué à sa mission, l’installe dans leur grande maison. Elle est l’amie miraculeuse, la soeur inespérée. Leur lien devient un socle, auquel s’agrège bientôt la complicité d’Anthony: «Ils s’aimaient comme des chiots. Ils faisaient bande, presque famille. Un jour, la politique est arrivée et avait tout rendu plus beau encore.» Anthony devient Yvain. Jérôme sera Geronimo. Leur trio se rebaptisera le «groupe Victor Serge», du nom d’un anarchiste belge, auteur des Mémoires d’un révolutionnaire.
Il sera justement question de mémoire et de révolution dans ce roman incandescent, mais de ces feux crépusculaires, dont on ne sait pas s’ils laisseront revenir le jour. Les enfants du groupe Victor Serge grandissent. Ils «occupent» d’abord une maison où ils construisent des meubles et des utopies collectives. Ils apprennent des métiers, s’émancipent et s’engagent dans des luttes – citoyennes, environnementales ou politiques. Ils vivent leurs premières manifestations, s’étranglent sous les charges policières et les gaz lacrymogènes. Mais fatalement, la vie clandestine sépare ceux qui s’aiment.
Quand Camille s’en va commence, Jérôme retrouve Yvain après plusieurs années passées reclus, en altitude, à construire des abris, des yourtes ou des cabanes, mais surtout à laper ses blessures. Yvain vit à La Cingle, avec d’autres militants chevillés aux arbres de cette colline menacée par un projet de construction. En son coeur, des scarabées caméléons, une espèce rare en voie d’extinction. C’est une «zone autonome à défendre», et c’est ce qu’ils feront, jusqu’à ce que la police déloge violemment les occupants, animaux et humains confondus.
Thomas Flahaut, né à Montbéliard en 1991, installé en Suisse depuis 2015, a les yeux grands ouverts sur le monde tel qu’il s’effondre. La condition ouvrière, le désastre écologique, les dérélictions sociales, les violences institutionnelles modèlent et cernent une conscience à vif que ce romancier exigeant déploie de livre en livre. Depuis la parution d’Ostwald en 2017, son écriture s’est distinguée par sa poésie âpre, granitique, sombre et vacillante comme la lueur des espoirs qu’il s’efforce d’entretenir – ils sont à chercher du côté des amitiés.
Démonter les récits antiterroristes
Mais là où ses deux précédents romans s’attachaient principalement à décrire des univers, Thomas Flahaut grimpe une marche supplémentaire dans son ascension romanesque pour mettre ces ambiances au service d’une intrigue. Les trois amis d’enfance ont passé neuf ans sans se voir ni se parler. En orchestrant leurs retrouvailles, l’auteur doit venir à bout du silence qui les enveloppe. Il est chargé d’intransigeances, de trahisons, de résistances et d’épreuves. Leurs raisons sont légitimes, les colères qu’elles suscitent sont justifiées, mais elles sont si nombreuses que l’histoire peine parfois à les organiser.
Thomas Flahaut aurait pu se délester de certains thèmes. En l’occurrence, ce qu’on retient de Camille s’en va, c’est son talent à démonter les «fictions policières» et les «récits antiterroristes» qui encouragent la persécution violente étatique de ceux qui servent la cause climatique, avec tous les enjeux politiques et sociaux qu’elle implique.
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