Le combat des démocraties latino-américaines
Bernardo Arévalo, le nouveau président de ce pays d’Amérique centrale, vient d’être intronisé le 15 janvier dernier. Il a conscience des énormes défis qui l’attendent, dont celui de combattre une corruption et une pauvreté endémiques
C'est une gangrène qui ronge plusieurs Etats d'Amérique latine. La corruption et le crime organisé sont en train de dévaster des pays comme l'Equateur, le Honduras, le Salvador, le Mexique ou encore le Guatemala. Après les dictatures militaires qui s'étaient installées dans le continent, souvent avec l'aide des Etats-Unis, on avait pu s'enthousiasmer du printemps des peuples sud-américains. Aujourd'hui, l'incapacité des responsables politiques à prendre conscience des tragédies qui se déroulent devant leurs yeux et l'impunité presque totale qui y règne placent ces démocraties au bord de l'abîme.
Dans un contexte aussi délétère, l'arrivée à la tête du Guatemala de Bernardo Arévalo, qui s'exprime dans les colonnes du Temps, suscite bien des espoirs. Le nouveau président guatémaltèque a mis le pied à l'étrier en politique pour la première fois il y a 7 ans, à 58 ans. Le chef d'Etat, ex-diplomate, est familier des processus de paix, pour lesquels il a oeuvré dans un organisme international genevois. Animé par la volonté de défendre la «chose publique» et le bien commun, il n'hésite pas à dire leurs quatre vérités aux mafias qui ont pris le Guatemala en otage. C'est courageux. Les défis qu'il devra relever sont gigantesques. Son ambition est de retourner aux fondamentaux de la politique. Le peuple se dit prêt à l'accompagner.
L'Amérique latine aurait besoin de nombreux Arévalo. L'Equateur a sombré dans une meurtrière guerre des gangs. Comme le Salvador, il a dû appliquer l'état d'urgence. Le Honduras connaît les mêmes problèmes. Au Mexique, le pouvoir politique a perdu tout contrôle. Au cours du dernier mandat du président Andrés Manuel Lopez Obrador, le pays a comptabilisé plus de 158 000 homicides intentionnels et plus de 40 000 disparitions. Plus au sud du continent, les pays andins sont aussi inquiets. Ils ont annoncé, lors de leur dernier sommet de Lima, la création du premier réseau andin de sécurité pour lutter contre l'explosion d'un narcotrafic ravageur.
Si, en Europe, on est focalisé sur l'avenir démocratique de l'Ukraine, on aurait tort de ne pas s'intéresser aux luttes des démocrates d'Amérique latine. Leur combat est notre combat. Défendre les principes démocratiques chez eux, c'est défendre les nôtres. Toutefois, la réponse à la déliquescence du politique face au crime organisé n'est pas le populisme de droite de l'Argentin Javier Milei, ni celui de gauche du Mexicain Lopez Obrador. La solution ne passe pas non plus par une émigration de masse vers des pays comme les Etats-Unis. Il est bien davantage question de rétablir un contrat social entre le pouvoir et le peuple. Pour la stabilité de ces pays, de la région et du continent.
C’est sans doute le plus genevois des présidents du Guatemala. Bernardo Arévalo, élu à la tête de cet Etat d’Amérique centrale le 20 août 2023 avec 60,9% des suffrages, a passé de nombreuses années à Genève. Ce sociologue et écrivain de 65 ans a officié au sein d’Interpeace, organisation installée à Genève. Il fut vice-ministre des Affaires étrangères dans les années 1990 et ambassadeur en Espagne. S’il est né à Montevideo, en Uruguay, après que ses parents durent s’exiler à l’issue du coup d’Etat de 1954 fomenté par la CIA, Bernardo Arévalo a toujours gardé de profondes racines au Guatemala. Son père a lui-même été président du pays à la fin des années 1940. Le nouveau chef d’Etat n’a été intronisé que le 15 janvier 2024. Les résultats ont été contestés par l’opposition de droite, qui a essayé par tous les moyens, mais en vain, d’empêcher l’investiture du social-démocrate. La situation du pays suscite des remous à l’étranger. Le 18 janvier, les EtatsUnis ont annoncé qu’ils interdisaient de séjour sur leur territoire l’ex-président Alejandro Giammattei en raison d’accusations de corruption. Aujourd’hui, moins de quinze jours après sa prise de fonction, Bernardo Arévalo décrit les défis qui l’attendent.
Comment avez-vous vécu cette longue attente entre votre élection et votre intronisation? Dans n’importe quelle partie du monde, une transition du pouvoir qui dure six mois serait extraordinairement longue. Ce qui a été particulièrement difficile, c’est de surmonter toutes sortes d’obstacles érigés par le gouvernement et les cours de justice pour empêcher que soit accepté le résultat de l’élection présidentielle. J’ai vécu des mois très très intenses et agités. On ne savait jamais ce qui allait arriver. Mais nous n’étions pas les seuls dans le viseur, il y avait aussi toutes les institutions qui n’ont pas eu peur de réaffirmer les principes démocratiques, à l’image du Tribunal électoral. Des menaces ont été proférées contre des membres de la Cour constitutionnelle qu’on souhaitait forcer à prendre certaines décisions. Heureusement, ces efforts de sape n’ont pas porté leurs fruits et aujourd’hui, nous sommes dans une situation qui reflète la volonté du peuple et qui apporte un bol d’air et de l’espoir au Guatemala.
Vous avez même parlé de tentative de coup d’Etat. La démocratie guatémaltèque est-elle en danger? Dès la création de notre parti, Semilla («graine»), et le début de la campagne électorale, tout était très clair à nos yeux. Les institutions nationales doivent absolument être sauvées de la corruption qui les asphyxie. Et une fois que nous regagnerons le contrôle de ces institutions, nous pourrons commencer à les réformer afin qu’elles soient en mesure de fonctionner correctement et de fournir les prestations que les citoyens attendent d’elles en vertu de ce que prévoient la Constitution et la loi. Le fait que nous contrôlons désormais le pouvoir exécutif, c’est déjà un énorme pas en avant. Car c’est du budget de l’Etat qu’était alimenté ce réseau de corruption. Nous avons déjà barré à ces acteurs corrompus l’accès à ces ressources et nous sommes en passe d’entamer un processus d’identification et de nettoyage de ce qu’il reste de cette corruption. Ce ne sera pas un travail facile, car nous savons qu’il y a des parties de l’administration nationale qui sont encore sous la coupe de ces acteurs corrompus. A commencer par le bureau de la procureure générale [Consuelo Porras, ndlr]. Nous allons continuer à agir dans le cadre de la loi pour promouvoir et renforcer les institutions démocratiques. Bien que mon parti soit minoritaire au Congrès, nous avons réussi à former une coalition qui exclut les partis corrompus et qui nous permet d’avoir une relation constructive avec le Congrès. Nous voyons déjà que le réseau actif dans la corruption est en retrait, même s’il gravite toujours autour des institutions dont il a encore le contrôle, notamment à l’échelle de certaines cours mineures et du bureau de la procureure générale.
Quelle est l’étendue de la corruption dans le pays? La corruption au Guatemala est un problème systémique et un énorme défi pour la société. Vous la trouvez à tous les niveaux de l’Etat, à l’échelle du gouvernement national et des pouvoirs locaux, au sein de l’exécutif, du législatif et du judiciaire. La prévalence de ce fléau dans les institutions a mené à une normalisation du phénomène dans la société au point que des trafiquants de drogue condamnés avaient obtenu les suffrages populaires suffisants pour se faire élire au Congrès. C’est une gageure, c’est sûr, mais le peuple guatémaltèque est très déterminé à aller de l’avant et il nous a soutenus tout au long de ces mois difficiles. S’il nous a donné un vrai mandat pour gouverner, c’est parce que nous avons clairement dit qu’«assez, c’est assez». Si nous n’agissons pas maintenant, le pays va succomber. Nous devons l’extraire des mains de ces mafias qui contrôlent l’Etat.
Vous êtes le premier président progressiste depuis plus de sept décennies, notamment depuis la présidence de votre père, Juan José Arévalo. Pourquoi la société a-t-elle voulu un chef d’Etat progressiste? Notre plateforme électorale était simple et très concrète: la fin de la corruption, la restauration des institutions démocratiques et du gouvernement au service du peuple. Après une série de gouvernements corrompus, notre programme apparaît déjà très radical et progressiste. Les Guatémaltèques ont jugé nécessaire de couper avec le passé de ces vingt-cinq dernières années.
Au sein de votre cabinet, vous n’avez qu’un ministre représentant les peuples indigènes, qui constituent pourtant plus de 42% des 17,6 millions de Guatémaltèques. Votre gouvernement est-il vraiment représentatif de la population? Quand nous avons présenté le cabinet du gouvernement, j’étais ravi que ce soit le premier qui affiche une parité hommes/femmes. Mais j’avais aussi déclaré que je n’étais pas satisfait au niveau de la représentation des peuples indigènes. Nous avons, en effet, un ministre au sein du cabinet, mais nous avons sept à huit vice-ministres et chefs d’institutions qui représentent cette catégorie de la population. Au sein du gouvernement au sens large, la représentation est assez bonne. Mais nous travaillons étroitement avec le mouvement indigène pour l’améliorer. Nous espérons que cela marquera un tournant dans la pratique gouvernementale du pays. Nous ne sommes toutefois qu’au début du processus.
Comment allez-vous aborder la question de la pauvreté, qui affecte jusqu’à 60% de la population? La première chose à faire, c’est de mettre en place un gouvernement qui arrête de voler l’argent public qui devrait servir aux services délivrés à la population en matière de santé, d’éducation, d’infrastructures, de soutien à l’agriculture. Plus de 40% du budget de l’Etat sont inaccessibles, monopolisés par la corruption. Nous avons aussi des projets très concrets pour commencer la transformation des conditions de vie des Guatémaltèques. Nous allons tout d’abord concentrer l’investissement public dans les routes, les programmes d’irrigation, dans l’éducation et la santé dans les régions les plus pauvres. Sachez que nous connaissons l’un des plus hauts niveaux de malnutrition au monde, que de nombreux citoyens quittent le pays pour se rendre aux Etats-Unis pour y trouver du travail. Il n’y a pas eu d’investissement public de la part des gouvernements de ces deux dernières décennies. Nous allons faciliter le développement économique en attirant de nouveaux capitaux étrangers et soutiendrons les petites et moyennes entreprises. Le projet est de dynamiser l’économie et progressivement améliorer la vie de la population.
Les défis sont gigantesques. Votre père avait été le premier président démocratiquement élu au Guatemala. Il y a une tradition familiale. Mais qu’est-ce qui vous motive pour embrasser une telle fonction dans des conditions aussi difficiles? En revenant au Guatemala après mes années passées à Genève, nous nous sommes dit, avec mon épouse, qu’il fallait nous décider: rester en Suisse ou retourner en famille avec nos enfants et petits-enfants. Nous avons aussi senti qu’il fallait faire quelque chose pour le pays, qui était en mauvais état. Nous avons décidé de nous réinstaller au Guatemala. C’est là que m’est venue l’idée folle de créer un nouveau parti pour transformer la politique avec la volonté de ne pas la séparer de l’éthique. Cela sonne peut-être comme un souhait très romantique, mais j’ai ainsi décidé de m’engager non pas dans l’optique d’une présidentielle, mais de réellement changer le paysage politique guatémaltèque. Et même si je ne m’étais jamais engagé dans la politique dans ma vie, de fil en aiguille, nous avons créé un parti politique et décidé de nous lancer dans les élections parlementaires. J’ai été élu au Congrès, convaincu qu’il est au coeur de la démocratie et que c’est là qu’on peut changer les choses. Puis le parti m’a demandé de mener nos actions dans la perspective de la présidentielle. Et voilà, j’y suis…
Dans votre ascension à la présidence, le soutien international a été très important… Il a été crucial. Sans les activités d’observateurs et les condamnations internationales, les actions de sape du gouvernement et de certaines institutions comme le bureau de la procureure générale auraient sans doute réussi. Ce fut essentiel d’avoir dès le début une forte présence d’observateurs de l’Organisation des Etats américains et de l’Union européenne qui ont totalement validé les élections, qu’elles ont jugées justes et régulières. Cela a permis de montrer rapidement que les plaintes selon lesquelles les élections avaient été faussées n’avaient aucun fondement. Alors oui, l’aide de l’OAS (Organization of American States), de l’UE, des Etats-Unis et d’autres pays comme la Suisse a été fondamentale. Et nous avons eu des soutiens de gouvernements de droite comme de gauche. Notre point commun: la défense de la démocratie et de ses institutions.
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«Il m’est venu l’idée folle de créer un nouveau parti pour transformer la politique avec la volonté de ne pas la séparer de l’éthique»