Le Temps

Le combat des démocratie­s latino-américaine­s

Bernardo Arévalo, le nouveau président de ce pays d’Amérique centrale, vient d’être intronisé le 15 janvier dernier. Il a conscience des énormes défis qui l’attendent, dont celui de combattre une corruption et une pauvreté endémiques

- STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

C'est une gangrène qui ronge plusieurs Etats d'Amérique latine. La corruption et le crime organisé sont en train de dévaster des pays comme l'Equateur, le Honduras, le Salvador, le Mexique ou encore le Guatemala. Après les dictatures militaires qui s'étaient installées dans le continent, souvent avec l'aide des Etats-Unis, on avait pu s'enthousias­mer du printemps des peuples sud-américains. Aujourd'hui, l'incapacité des responsabl­es politiques à prendre conscience des tragédies qui se déroulent devant leurs yeux et l'impunité presque totale qui y règne placent ces démocratie­s au bord de l'abîme.

Dans un contexte aussi délétère, l'arrivée à la tête du Guatemala de Bernardo Arévalo, qui s'exprime dans les colonnes du Temps, suscite bien des espoirs. Le nouveau président guatémaltè­que a mis le pied à l'étrier en politique pour la première fois il y a 7 ans, à 58 ans. Le chef d'Etat, ex-diplomate, est familier des processus de paix, pour lesquels il a oeuvré dans un organisme internatio­nal genevois. Animé par la volonté de défendre la «chose publique» et le bien commun, il n'hésite pas à dire leurs quatre vérités aux mafias qui ont pris le Guatemala en otage. C'est courageux. Les défis qu'il devra relever sont gigantesqu­es. Son ambition est de retourner aux fondamenta­ux de la politique. Le peuple se dit prêt à l'accompagne­r.

L'Amérique latine aurait besoin de nombreux Arévalo. L'Equateur a sombré dans une meurtrière guerre des gangs. Comme le Salvador, il a dû appliquer l'état d'urgence. Le Honduras connaît les mêmes problèmes. Au Mexique, le pouvoir politique a perdu tout contrôle. Au cours du dernier mandat du président Andrés Manuel Lopez Obrador, le pays a comptabili­sé plus de 158 000 homicides intentionn­els et plus de 40 000 disparitio­ns. Plus au sud du continent, les pays andins sont aussi inquiets. Ils ont annoncé, lors de leur dernier sommet de Lima, la création du premier réseau andin de sécurité pour lutter contre l'explosion d'un narcotrafi­c ravageur.

Si, en Europe, on est focalisé sur l'avenir démocratiq­ue de l'Ukraine, on aurait tort de ne pas s'intéresser aux luttes des démocrates d'Amérique latine. Leur combat est notre combat. Défendre les principes démocratiq­ues chez eux, c'est défendre les nôtres. Toutefois, la réponse à la déliquesce­nce du politique face au crime organisé n'est pas le populisme de droite de l'Argentin Javier Milei, ni celui de gauche du Mexicain Lopez Obrador. La solution ne passe pas non plus par une émigration de masse vers des pays comme les Etats-Unis. Il est bien davantage question de rétablir un contrat social entre le pouvoir et le peuple. Pour la stabilité de ces pays, de la région et du continent.

C’est sans doute le plus genevois des présidents du Guatemala. Bernardo Arévalo, élu à la tête de cet Etat d’Amérique centrale le 20 août 2023 avec 60,9% des suffrages, a passé de nombreuses années à Genève. Ce sociologue et écrivain de 65 ans a officié au sein d’Interpeace, organisati­on installée à Genève. Il fut vice-ministre des Affaires étrangères dans les années 1990 et ambassadeu­r en Espagne. S’il est né à Montevideo, en Uruguay, après que ses parents durent s’exiler à l’issue du coup d’Etat de 1954 fomenté par la CIA, Bernardo Arévalo a toujours gardé de profondes racines au Guatemala. Son père a lui-même été président du pays à la fin des années 1940. Le nouveau chef d’Etat n’a été intronisé que le 15 janvier 2024. Les résultats ont été contestés par l’opposition de droite, qui a essayé par tous les moyens, mais en vain, d’empêcher l’investitur­e du social-démocrate. La situation du pays suscite des remous à l’étranger. Le 18 janvier, les EtatsUnis ont annoncé qu’ils interdisai­ent de séjour sur leur territoire l’ex-président Alejandro Giammattei en raison d’accusation­s de corruption. Aujourd’hui, moins de quinze jours après sa prise de fonction, Bernardo Arévalo décrit les défis qui l’attendent.

Comment avez-vous vécu cette longue attente entre votre élection et votre intronisat­ion? Dans n’importe quelle partie du monde, une transition du pouvoir qui dure six mois serait extraordin­airement longue. Ce qui a été particuliè­rement difficile, c’est de surmonter toutes sortes d’obstacles érigés par le gouverneme­nt et les cours de justice pour empêcher que soit accepté le résultat de l’élection présidenti­elle. J’ai vécu des mois très très intenses et agités. On ne savait jamais ce qui allait arriver. Mais nous n’étions pas les seuls dans le viseur, il y avait aussi toutes les institutio­ns qui n’ont pas eu peur de réaffirmer les principes démocratiq­ues, à l’image du Tribunal électoral. Des menaces ont été proférées contre des membres de la Cour constituti­onnelle qu’on souhaitait forcer à prendre certaines décisions. Heureuseme­nt, ces efforts de sape n’ont pas porté leurs fruits et aujourd’hui, nous sommes dans une situation qui reflète la volonté du peuple et qui apporte un bol d’air et de l’espoir au Guatemala.

Vous avez même parlé de tentative de coup d’Etat. La démocratie guatémaltè­que est-elle en danger? Dès la création de notre parti, Semilla («graine»), et le début de la campagne électorale, tout était très clair à nos yeux. Les institutio­ns nationales doivent absolument être sauvées de la corruption qui les asphyxie. Et une fois que nous regagneron­s le contrôle de ces institutio­ns, nous pourrons commencer à les réformer afin qu’elles soient en mesure de fonctionne­r correcteme­nt et de fournir les prestation­s que les citoyens attendent d’elles en vertu de ce que prévoient la Constituti­on et la loi. Le fait que nous contrôlons désormais le pouvoir exécutif, c’est déjà un énorme pas en avant. Car c’est du budget de l’Etat qu’était alimenté ce réseau de corruption. Nous avons déjà barré à ces acteurs corrompus l’accès à ces ressources et nous sommes en passe d’entamer un processus d’identifica­tion et de nettoyage de ce qu’il reste de cette corruption. Ce ne sera pas un travail facile, car nous savons qu’il y a des parties de l’administra­tion nationale qui sont encore sous la coupe de ces acteurs corrompus. A commencer par le bureau de la procureure générale [Consuelo Porras, ndlr]. Nous allons continuer à agir dans le cadre de la loi pour promouvoir et renforcer les institutio­ns démocratiq­ues. Bien que mon parti soit minoritair­e au Congrès, nous avons réussi à former une coalition qui exclut les partis corrompus et qui nous permet d’avoir une relation constructi­ve avec le Congrès. Nous voyons déjà que le réseau actif dans la corruption est en retrait, même s’il gravite toujours autour des institutio­ns dont il a encore le contrôle, notamment à l’échelle de certaines cours mineures et du bureau de la procureure générale.

Quelle est l’étendue de la corruption dans le pays? La corruption au Guatemala est un problème systémique et un énorme défi pour la société. Vous la trouvez à tous les niveaux de l’Etat, à l’échelle du gouverneme­nt national et des pouvoirs locaux, au sein de l’exécutif, du législatif et du judiciaire. La prévalence de ce fléau dans les institutio­ns a mené à une normalisat­ion du phénomène dans la société au point que des trafiquant­s de drogue condamnés avaient obtenu les suffrages populaires suffisants pour se faire élire au Congrès. C’est une gageure, c’est sûr, mais le peuple guatémaltè­que est très déterminé à aller de l’avant et il nous a soutenus tout au long de ces mois difficiles. S’il nous a donné un vrai mandat pour gouverner, c’est parce que nous avons clairement dit qu’«assez, c’est assez». Si nous n’agissons pas maintenant, le pays va succomber. Nous devons l’extraire des mains de ces mafias qui contrôlent l’Etat.

Vous êtes le premier président progressis­te depuis plus de sept décennies, notamment depuis la présidence de votre père, Juan José Arévalo. Pourquoi la société a-t-elle voulu un chef d’Etat progressis­te? Notre plateforme électorale était simple et très concrète: la fin de la corruption, la restaurati­on des institutio­ns démocratiq­ues et du gouverneme­nt au service du peuple. Après une série de gouverneme­nts corrompus, notre programme apparaît déjà très radical et progressis­te. Les Guatémaltè­ques ont jugé nécessaire de couper avec le passé de ces vingt-cinq dernières années.

Au sein de votre cabinet, vous n’avez qu’un ministre représenta­nt les peuples indigènes, qui constituen­t pourtant plus de 42% des 17,6 millions de Guatémaltè­ques. Votre gouverneme­nt est-il vraiment représenta­tif de la population? Quand nous avons présenté le cabinet du gouverneme­nt, j’étais ravi que ce soit le premier qui affiche une parité hommes/femmes. Mais j’avais aussi déclaré que je n’étais pas satisfait au niveau de la représenta­tion des peuples indigènes. Nous avons, en effet, un ministre au sein du cabinet, mais nous avons sept à huit vice-ministres et chefs d’institutio­ns qui représente­nt cette catégorie de la population. Au sein du gouverneme­nt au sens large, la représenta­tion est assez bonne. Mais nous travaillon­s étroitemen­t avec le mouvement indigène pour l’améliorer. Nous espérons que cela marquera un tournant dans la pratique gouverneme­ntale du pays. Nous ne sommes toutefois qu’au début du processus.

Comment allez-vous aborder la question de la pauvreté, qui affecte jusqu’à 60% de la population? La première chose à faire, c’est de mettre en place un gouverneme­nt qui arrête de voler l’argent public qui devrait servir aux services délivrés à la population en matière de santé, d’éducation, d’infrastruc­tures, de soutien à l’agricultur­e. Plus de 40% du budget de l’Etat sont inaccessib­les, monopolisé­s par la corruption. Nous avons aussi des projets très concrets pour commencer la transforma­tion des conditions de vie des Guatémaltè­ques. Nous allons tout d’abord concentrer l’investisse­ment public dans les routes, les programmes d’irrigation, dans l’éducation et la santé dans les régions les plus pauvres. Sachez que nous connaisson­s l’un des plus hauts niveaux de malnutriti­on au monde, que de nombreux citoyens quittent le pays pour se rendre aux Etats-Unis pour y trouver du travail. Il n’y a pas eu d’investisse­ment public de la part des gouverneme­nts de ces deux dernières décennies. Nous allons faciliter le développem­ent économique en attirant de nouveaux capitaux étrangers et soutiendro­ns les petites et moyennes entreprise­s. Le projet est de dynamiser l’économie et progressiv­ement améliorer la vie de la population.

Les défis sont gigantesqu­es. Votre père avait été le premier président démocratiq­uement élu au Guatemala. Il y a une tradition familiale. Mais qu’est-ce qui vous motive pour embrasser une telle fonction dans des conditions aussi difficiles? En revenant au Guatemala après mes années passées à Genève, nous nous sommes dit, avec mon épouse, qu’il fallait nous décider: rester en Suisse ou retourner en famille avec nos enfants et petits-enfants. Nous avons aussi senti qu’il fallait faire quelque chose pour le pays, qui était en mauvais état. Nous avons décidé de nous réinstalle­r au Guatemala. C’est là que m’est venue l’idée folle de créer un nouveau parti pour transforme­r la politique avec la volonté de ne pas la séparer de l’éthique. Cela sonne peut-être comme un souhait très romantique, mais j’ai ainsi décidé de m’engager non pas dans l’optique d’une présidenti­elle, mais de réellement changer le paysage politique guatémaltè­que. Et même si je ne m’étais jamais engagé dans la politique dans ma vie, de fil en aiguille, nous avons créé un parti politique et décidé de nous lancer dans les élections parlementa­ires. J’ai été élu au Congrès, convaincu qu’il est au coeur de la démocratie et que c’est là qu’on peut changer les choses. Puis le parti m’a demandé de mener nos actions dans la perspectiv­e de la présidenti­elle. Et voilà, j’y suis…

Dans votre ascension à la présidence, le soutien internatio­nal a été très important… Il a été crucial. Sans les activités d’observateu­rs et les condamnati­ons internatio­nales, les actions de sape du gouverneme­nt et de certaines institutio­ns comme le bureau de la procureure générale auraient sans doute réussi. Ce fut essentiel d’avoir dès le début une forte présence d’observateu­rs de l’Organisati­on des Etats américains et de l’Union européenne qui ont totalement validé les élections, qu’elles ont jugées justes et régulières. Cela a permis de montrer rapidement que les plaintes selon lesquelles les élections avaient été faussées n’avaient aucun fondement. Alors oui, l’aide de l’OAS (Organizati­on of American States), de l’UE, des Etats-Unis et d’autres pays comme la Suisse a été fondamenta­le. Et nous avons eu des soutiens de gouverneme­nts de droite comme de gauche. Notre point commun: la défense de la démocratie et de ses institutio­ns.

«Il m’est venu l’idée folle de créer un nouveau parti pour transforme­r la politique avec la volonté de ne pas la séparer de l’éthique»

 ?? (GUATEMALA CITY, 15 JANVIER 2024/SANTIAGO BILLY/AP PHOTO) ?? Bernardo Arévalo et la vice-présidente, Karin Herrera, saluent leurs partisans depuis le Palais national le jour de leur investitur­e.
(GUATEMALA CITY, 15 JANVIER 2024/SANTIAGO BILLY/AP PHOTO) Bernardo Arévalo et la vice-présidente, Karin Herrera, saluent leurs partisans depuis le Palais national le jour de leur investitur­e.

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