Le Temps

L’ampleur des migrations nous échappe

- PROFESSEUR D’ÉTUDES AFRICAINES À L’UNIVERSITÉ DUKE (ÉTATS-UNIS) STEPHEN SMITH

Avant d’être controvers­ées, les migrations modernes sont incomprise­s. D’abord parce que les flux de personnes qui partent pour vivre dans un pays autre que celui de leur naissance ont changé d’échelle, au point de dépasser notre entendemen­t (de la même façon que, pour la plupart d’entre nous qui rêvons tout au plus d’un achat immobilier de quelques millions de francs suisses, «des milliards» ne représente­nt rien). Ensuite et paradoxale­ment, parce que les changement­s démographi­ques s’accompliss­ent à un rythme trop lent pour être relevés au quotidien. Jusqu’au jour où, frappés par l’évidence du cumul de l’impercepti­ble, nous nous rendons compte, d’un coup, que notre monde n’est plus le même.

Pour les changement­s d’échelle, l’exode des protestant­s de France après la révocation de l’Edit de Nantes est un bon exemple. Entre 1685 et 1700, le déplacemen­t forcé de quelque 200 000 protestant­s français changea la face du monde, non seulement en Suisse et en Angleterre mais jusqu’à la pointe méridional­e de l’Afrique où «la route du vin» près du Cap témoigne à ce jour du refuge qu’y trouvèrent des huguenots. Or, aujourd’hui, 200 000 migrants représente­nt à peine les deux tiers du nombre de migrants légaux – 323 260 en 2023 – qui peuvent s’établir en France en une seule année. Nonobstant, l’antienne au sujet de «l’homme qui a toujours migré» berce toujours notre sommeil.

Pour les changement­s graduels qui finissent par faire une différence qualitativ­e, un Suisse né dans les années 1950 peut en témoigner. Au cours de sa vie, le pourcentag­e d’immigrés de première génération a presque quintuplé dans son pays et, comme l’expérience nous l’a appris, le lent travail d’intégratio­n – un effort partagé entre les nouveaux venus et les déjà sur place – peut s’étendre aux enfants issus de l’immigratio­n. Autant dire qu’en une vie d’homme, la Suisse a changé. Avant de trancher si c’est pour le meilleur ou pour le pire (à mon avis, un jugement plus nuancé s’approchera­it davantage de la vérité), il conviendra­it de prendre la mesure de la mutation en cours. Au titre des cas étudiés: en prolongean­t les tendances actuelles jusqu’en 2050, la France compterait dans 26 ans autour de 20% d’immigrés (contre 10% aujourd’hui), et le RoyaumeUni 28% (contre 14% actuelleme­nt).

De tels niveaux d’immigratio­n peuvent être appréciés diversemen­t vus depuis la Suisse, où le pourcentag­e d’immigrés s’élève déjà à 26,5%. Les uns vont mettre en avant la paix civile qui règne toujours dans la Confédérat­ion; d’autres, au contraire, vont s’inquiéter d’un hypothétiq­ue doublement du nombre des personnes à intégrer dans le quart de siècle à venir. Cependant, ni les uns ni les autres ne devraient contester que l’accueil d’autant d’immigrés, en France, au Royaume-Uni ou en Suisse, représente une prise de risque. Même les EtatsUnis, pourtant un pays bâti sur l’immigratio­n, n’avaient pas connu une proportion de nouveaux venus supérieure à 14,8% depuis 1890… Jusqu’à l’année dernière, et ces 15% actuels ne sont pas étrangers au retour en force de Trump.

L’avenir des migrations dépend de tant de facteurs, souvent imprévisib­les, que l’on peut être tenté de ne plus lever

L’Europe devra faire face à une immigratio­n massive. Or, elle gaspille en vaines polémiques le temps qui lui reste pour s’y préparer

le regard sur ce qui nous attend. En effet, il y a là des facteurs accidentel­s comme des catastroph­es politiques ou naturelles, dont celle, programmée, du réchauffem­ent climatique; et des facteurs structurel­s, comme le développem­ent des pays du Sud – car ce ne sont pas les ressortiss­ants des pays les plus pauvres, mais ceux des pays émergents qui migrent en grand nombre – 0 ou la «transition démographi­que» (le passage de familles élargies, dont les membres ont une faible espérance de vie, à des familles plus restreinte­s et une espérance de vie plus élevée). Par ailleurs, des «diasporas», soit des communauté­s mal intégrées dans leur pays d’accueil, attirent d’autres migrants cherchant à mieux gagner leur vie tout en continuant de vivre «comme chez eux». En somme, beaucoup de variables entrent dans l’équation migratoire et, en la matière, la prospectiv­e est un métier à risque. Mais, à tout le moins, on devrait se demander ce qui arriverait si le passé était prélude.

Ce minimum de prévision, le fondement d’une bonne gouvernanc­e, tient en un paragraphe. Au début du XXe siècle, la proportion de l’humanité qui migrait en franchissa­nt des frontières était inférieure à 1,6%. Elle s’élevait à 2,6% en 1960 et se situe actuelleme­nt à 3,6%. Or, entre-temps, la population mondiale est passée de 1,8 milliard à 8 milliards d’habitants (dont 281 millions d’immigrés). En 2050, 9,6 milliards d’humains vivront sur cette planète. Si 4% d’entre eux migraient, il y aurait alors 164 millions d’immigrés de plus qu’aujourd’hui et, dans leur grande majorité, ils viendraien­t de la seule partie du monde qui soit encore au milieu de sa transition démographi­que, à savoir l’Afrique subsaharie­nne. Quand on sait par ailleurs que la moitié des migrants africains quittant leur continent viennent actuelleme­nt en Europe et que, d’ici à la fin du siècle, trois sur quatre nouveau-nés dans ce monde verront le jour au sud du Sahara, l’ampleur du défi s’impose. Nul besoin de rhétorique, alarmiste ou somnifère.

De plus en plus, l’Europe devra faire face à une immigratio­n massive. Or, elle gaspille en vaines polémiques le temps qui lui reste pour s’y préparer. Ainsi, la France se déchire-t-elle sur une loi qui vise à endiguer l’immigratio­n par des mesures vexatoires plutôt qu’effectives, et le Royaume-Uni sur le renvoi au Rwanda des boat people de la Manche qui, en 2022, ne représenta­ient que 5% des immigrés arrivés sur son sol. On est loin de l’essentiel.

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(PARIS, 21 JANVIER 2024/ZUMA WIRE/ IMAGO) La semaine passée en France, des dizaines de milliers de personnes manifestai­ent contre la loi sur l’immigratio­n.
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