L’ampleur des migrations nous échappe
Avant d’être controversées, les migrations modernes sont incomprises. D’abord parce que les flux de personnes qui partent pour vivre dans un pays autre que celui de leur naissance ont changé d’échelle, au point de dépasser notre entendement (de la même façon que, pour la plupart d’entre nous qui rêvons tout au plus d’un achat immobilier de quelques millions de francs suisses, «des milliards» ne représentent rien). Ensuite et paradoxalement, parce que les changements démographiques s’accomplissent à un rythme trop lent pour être relevés au quotidien. Jusqu’au jour où, frappés par l’évidence du cumul de l’imperceptible, nous nous rendons compte, d’un coup, que notre monde n’est plus le même.
Pour les changements d’échelle, l’exode des protestants de France après la révocation de l’Edit de Nantes est un bon exemple. Entre 1685 et 1700, le déplacement forcé de quelque 200 000 protestants français changea la face du monde, non seulement en Suisse et en Angleterre mais jusqu’à la pointe méridionale de l’Afrique où «la route du vin» près du Cap témoigne à ce jour du refuge qu’y trouvèrent des huguenots. Or, aujourd’hui, 200 000 migrants représentent à peine les deux tiers du nombre de migrants légaux – 323 260 en 2023 – qui peuvent s’établir en France en une seule année. Nonobstant, l’antienne au sujet de «l’homme qui a toujours migré» berce toujours notre sommeil.
Pour les changements graduels qui finissent par faire une différence qualitative, un Suisse né dans les années 1950 peut en témoigner. Au cours de sa vie, le pourcentage d’immigrés de première génération a presque quintuplé dans son pays et, comme l’expérience nous l’a appris, le lent travail d’intégration – un effort partagé entre les nouveaux venus et les déjà sur place – peut s’étendre aux enfants issus de l’immigration. Autant dire qu’en une vie d’homme, la Suisse a changé. Avant de trancher si c’est pour le meilleur ou pour le pire (à mon avis, un jugement plus nuancé s’approcherait davantage de la vérité), il conviendrait de prendre la mesure de la mutation en cours. Au titre des cas étudiés: en prolongeant les tendances actuelles jusqu’en 2050, la France compterait dans 26 ans autour de 20% d’immigrés (contre 10% aujourd’hui), et le RoyaumeUni 28% (contre 14% actuellement).
De tels niveaux d’immigration peuvent être appréciés diversement vus depuis la Suisse, où le pourcentage d’immigrés s’élève déjà à 26,5%. Les uns vont mettre en avant la paix civile qui règne toujours dans la Confédération; d’autres, au contraire, vont s’inquiéter d’un hypothétique doublement du nombre des personnes à intégrer dans le quart de siècle à venir. Cependant, ni les uns ni les autres ne devraient contester que l’accueil d’autant d’immigrés, en France, au Royaume-Uni ou en Suisse, représente une prise de risque. Même les EtatsUnis, pourtant un pays bâti sur l’immigration, n’avaient pas connu une proportion de nouveaux venus supérieure à 14,8% depuis 1890… Jusqu’à l’année dernière, et ces 15% actuels ne sont pas étrangers au retour en force de Trump.
L’avenir des migrations dépend de tant de facteurs, souvent imprévisibles, que l’on peut être tenté de ne plus lever
L’Europe devra faire face à une immigration massive. Or, elle gaspille en vaines polémiques le temps qui lui reste pour s’y préparer
le regard sur ce qui nous attend. En effet, il y a là des facteurs accidentels comme des catastrophes politiques ou naturelles, dont celle, programmée, du réchauffement climatique; et des facteurs structurels, comme le développement des pays du Sud – car ce ne sont pas les ressortissants des pays les plus pauvres, mais ceux des pays émergents qui migrent en grand nombre – 0 ou la «transition démographique» (le passage de familles élargies, dont les membres ont une faible espérance de vie, à des familles plus restreintes et une espérance de vie plus élevée). Par ailleurs, des «diasporas», soit des communautés mal intégrées dans leur pays d’accueil, attirent d’autres migrants cherchant à mieux gagner leur vie tout en continuant de vivre «comme chez eux». En somme, beaucoup de variables entrent dans l’équation migratoire et, en la matière, la prospective est un métier à risque. Mais, à tout le moins, on devrait se demander ce qui arriverait si le passé était prélude.
Ce minimum de prévision, le fondement d’une bonne gouvernance, tient en un paragraphe. Au début du XXe siècle, la proportion de l’humanité qui migrait en franchissant des frontières était inférieure à 1,6%. Elle s’élevait à 2,6% en 1960 et se situe actuellement à 3,6%. Or, entre-temps, la population mondiale est passée de 1,8 milliard à 8 milliards d’habitants (dont 281 millions d’immigrés). En 2050, 9,6 milliards d’humains vivront sur cette planète. Si 4% d’entre eux migraient, il y aurait alors 164 millions d’immigrés de plus qu’aujourd’hui et, dans leur grande majorité, ils viendraient de la seule partie du monde qui soit encore au milieu de sa transition démographique, à savoir l’Afrique subsaharienne. Quand on sait par ailleurs que la moitié des migrants africains quittant leur continent viennent actuellement en Europe et que, d’ici à la fin du siècle, trois sur quatre nouveau-nés dans ce monde verront le jour au sud du Sahara, l’ampleur du défi s’impose. Nul besoin de rhétorique, alarmiste ou somnifère.
De plus en plus, l’Europe devra faire face à une immigration massive. Or, elle gaspille en vaines polémiques le temps qui lui reste pour s’y préparer. Ainsi, la France se déchire-t-elle sur une loi qui vise à endiguer l’immigration par des mesures vexatoires plutôt qu’effectives, et le Royaume-Uni sur le renvoi au Rwanda des boat people de la Manche qui, en 2022, ne représentaient que 5% des immigrés arrivés sur son sol. On est loin de l’essentiel.
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