Javier Milei, un anarcho-capitaliste ultra-conservateur?
Le nouveau président de l’Argentine aime la provocation. Arborant ses fières rouflaquettes, il a mené sa campagne électorale une puissante tronçonneuse à la main, afin d’illustrer ses intentions à l’attention de ceux qui auraient peut-être mal saisi la nature de son combat. Il allait trancher dans le vif, tout détruire pour tout reconstruire, dans la grande tradition anarchiste dont il prétend représenter l’un des rameaux: l’anarcho-capitalisme. Cette étiquette dont il s’est affublé n’a pas suffi à interpeller les commentateurs, qui ont préféré le cataloguer parmi les populistes de droite et autres ultralibéraux à tendance d’extrême droite…
Est-ce si simple? Si l’on peut en effet douter des recettes de Milei, celles proposées par son adversaire, héritier de l’étatisme péroniste qui a enlisé l’Argentine dans un clientélisme ravageur, étaientelles meilleures? Mais, surtout, quel est cet anarchisme dont le nouveau président se réclame?
L’anarchisme naît au début du
XIXe siècle et s’affirme à partir des années 1860. Pour lui, toute autorité doit être abolie, l’Etat ne peut être qu’un oppresseur, au même titre que l’Eglise et que tout pouvoir institué. Initialement farouchement anticapitaliste, il préconise une société réconciliée avec elle-même, capable de s’organiser par et pour elle-même.
Ancré d’abord à l’extrême gauche, l’anarchisme connaît bientôt une déclinaison qui reprend la soif de liberté absolue chère à sa pensée «mère», mais pour s’en séparer subitement sur le plan économique. Si l’individu possède un droit à un épanouissement dans une liberté confondue avec l’égalité, pourquoi ne pourrait-il pas la revendiquer également dans la gestion de ses affaires privées, qui englobent forcément son activité économique? Sa liberté pleine et entière ne peut dès lors s’exercer que dans un cadre purement capitaliste, en dehors de toute intervention de l’Etat, jugé tyrannique.
A la célèbre formule «la propriété est un vol», assénée en 1840 par Pierre-Joseph Proudhon, répond avec la même colère l’Américain Lysander Spooner, pour qui c’est l’impôt qui constitue un vol flagrant. Ultra-individualiste, dans la lignée de la pensée de Max Stirner, l’anarcho-capitalisme fonde les rapports interhumains, rejoignant Proudhon sur ce point, sur le contrat, à la place de la loi condamnée à se muer en vecteur du pouvoir étatique honni. L’écrivaine Ayn Rand, malgré ses dénégations, poursuivra une logique similaire, sublimant l’individu dans sa capacité à vivre selon sa volonté.
Rand sera un maillon essentiel dans le passage de l’anarcho-capitalisme vers la pensée politique et économique des années 1960. Car si ces dernières consacrent un retour au premier plan de l’anarchisme, galvanisé par la quête d’une liberté intégrale, comme l’une des pensées motrices du mouvement soixante-huitard, on oublie souvent qu’au même moment, à l’anarchisme libertaire à la mode fait face un autre anarchisme. Les lecteurs de Rand exigent en effet à leur tour la liberté sous toutes ses formes. Parmi ceux-ci, Alan Greenspan, futur patron de la Réserve fédérale américaine, dont l’influence sur Ronald Reagan et Margaret Thatcher est connue.
Cette pensée va alimenter le courant appelé néolibéral des années 1980 à côté de celles de Hayek, Friedman, von Mises ou Röpke, qui appartiennent à d’autres familles libérales, tolérant une dose plus ou moins homéopathique d’étatisme, assez grande chez le dernier nommé. Hostile à un Etat financièrement discrédité après les crises pétrolières, ce libéralisme entend réinventer un Etat fiscalement allégé mais prompt à investir dans l’armée, contre le spectre communiste. L’anarcho-capitalisme veut plus: la rupture complète avec l’Etat et sa bureaucratie. Mais un compagnonnage se crée.
Ce libéralisme, au nom du respect strict de la liberté individuelle et, donc, du marché, se liera bientôt au néoconservatisme qui s’évade, en parallèle, de l’ostracisme dans lequel le postnationalisme ambiant l’avait relégué. Il renoue d’une certaine façon avec son prédécesseur du XIXe siècle pour lequel la liberté de l’individu ne pouvait fleurir que dans l’acceptation d’une liberté collective, incarnée par la nation. Le néoconservatisme, lui, reprend l’idée d’un individu intrinsèquement libre, dans un esprit évangélique, comme le montrera le mouvement du Tea Party, aux Etats-Unis, à la fin des années 2000. L’anarcho-capitalisme se voit alors débordé, même s’il continue à nourrir le courant libertarien, puissant aux Etats-Unis et pas toujours aligné sur les «néocons».
Mais Milei est-il en définitive l’anarcho-capitaliste qu’il prétend être? Sans doute lorsqu’il promeut un capitalisme «ultracisé» qui lui fait vomir toutes les institutions étatiques, si défaillantes en Argentine. Mais il s’inscrit surtout, à travers sa rhétorique boursouflée, dans cette jonction entre la pensée libertarienne et un néoconservatisme à tendance possiblement religieuse, symbolisé par son rejet de l’avortement. Il sera intéressant de voir qui l’emportera chez lui: le capitalisme débridé, le néoconservatisme… ou un véritable anarchisme dans sa dimension destructrice?
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