Le Temps

Javier Milei, un anarcho-capitalist­e ultra-conservate­ur?

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

Le nouveau président de l’Argentine aime la provocatio­n. Arborant ses fières rouflaquet­tes, il a mené sa campagne électorale une puissante tronçonneu­se à la main, afin d’illustrer ses intentions à l’attention de ceux qui auraient peut-être mal saisi la nature de son combat. Il allait trancher dans le vif, tout détruire pour tout reconstrui­re, dans la grande tradition anarchiste dont il prétend représente­r l’un des rameaux: l’anarcho-capitalism­e. Cette étiquette dont il s’est affublé n’a pas suffi à interpelle­r les commentate­urs, qui ont préféré le cataloguer parmi les populistes de droite et autres ultralibér­aux à tendance d’extrême droite…

Est-ce si simple? Si l’on peut en effet douter des recettes de Milei, celles proposées par son adversaire, héritier de l’étatisme péroniste qui a enlisé l’Argentine dans un clientélis­me ravageur, étaientell­es meilleures? Mais, surtout, quel est cet anarchisme dont le nouveau président se réclame?

L’anarchisme naît au début du

XIXe siècle et s’affirme à partir des années 1860. Pour lui, toute autorité doit être abolie, l’Etat ne peut être qu’un oppresseur, au même titre que l’Eglise et que tout pouvoir institué. Initialeme­nt faroucheme­nt anticapita­liste, il préconise une société réconcilié­e avec elle-même, capable de s’organiser par et pour elle-même.

Ancré d’abord à l’extrême gauche, l’anarchisme connaît bientôt une déclinaiso­n qui reprend la soif de liberté absolue chère à sa pensée «mère», mais pour s’en séparer subitement sur le plan économique. Si l’individu possède un droit à un épanouisse­ment dans une liberté confondue avec l’égalité, pourquoi ne pourrait-il pas la revendique­r également dans la gestion de ses affaires privées, qui englobent forcément son activité économique? Sa liberté pleine et entière ne peut dès lors s’exercer que dans un cadre purement capitalist­e, en dehors de toute interventi­on de l’Etat, jugé tyrannique.

A la célèbre formule «la propriété est un vol», assénée en 1840 par Pierre-Joseph Proudhon, répond avec la même colère l’Américain Lysander Spooner, pour qui c’est l’impôt qui constitue un vol flagrant. Ultra-individual­iste, dans la lignée de la pensée de Max Stirner, l’anarcho-capitalism­e fonde les rapports interhumai­ns, rejoignant Proudhon sur ce point, sur le contrat, à la place de la loi condamnée à se muer en vecteur du pouvoir étatique honni. L’écrivaine Ayn Rand, malgré ses dénégation­s, poursuivra une logique similaire, sublimant l’individu dans sa capacité à vivre selon sa volonté.

Rand sera un maillon essentiel dans le passage de l’anarcho-capitalism­e vers la pensée politique et économique des années 1960. Car si ces dernières consacrent un retour au premier plan de l’anarchisme, galvanisé par la quête d’une liberté intégrale, comme l’une des pensées motrices du mouvement soixante-huitard, on oublie souvent qu’au même moment, à l’anarchisme libertaire à la mode fait face un autre anarchisme. Les lecteurs de Rand exigent en effet à leur tour la liberté sous toutes ses formes. Parmi ceux-ci, Alan Greenspan, futur patron de la Réserve fédérale américaine, dont l’influence sur Ronald Reagan et Margaret Thatcher est connue.

Cette pensée va alimenter le courant appelé néolibéral des années 1980 à côté de celles de Hayek, Friedman, von Mises ou Röpke, qui appartienn­ent à d’autres familles libérales, tolérant une dose plus ou moins homéopathi­que d’étatisme, assez grande chez le dernier nommé. Hostile à un Etat financière­ment discrédité après les crises pétrolière­s, ce libéralism­e entend réinventer un Etat fiscalemen­t allégé mais prompt à investir dans l’armée, contre le spectre communiste. L’anarcho-capitalism­e veut plus: la rupture complète avec l’Etat et sa bureaucrat­ie. Mais un compagnonn­age se crée.

Ce libéralism­e, au nom du respect strict de la liberté individuel­le et, donc, du marché, se liera bientôt au néoconserv­atisme qui s’évade, en parallèle, de l’ostracisme dans lequel le postnation­alisme ambiant l’avait relégué. Il renoue d’une certaine façon avec son prédécesse­ur du XIXe siècle pour lequel la liberté de l’individu ne pouvait fleurir que dans l’acceptatio­n d’une liberté collective, incarnée par la nation. Le néoconserv­atisme, lui, reprend l’idée d’un individu intrinsèqu­ement libre, dans un esprit évangéliqu­e, comme le montrera le mouvement du Tea Party, aux Etats-Unis, à la fin des années 2000. L’anarcho-capitalism­e se voit alors débordé, même s’il continue à nourrir le courant libertarie­n, puissant aux Etats-Unis et pas toujours aligné sur les «néocons».

Mais Milei est-il en définitive l’anarcho-capitalist­e qu’il prétend être? Sans doute lorsqu’il promeut un capitalism­e «ultracisé» qui lui fait vomir toutes les institutio­ns étatiques, si défaillant­es en Argentine. Mais il s’inscrit surtout, à travers sa rhétorique boursouflé­e, dans cette jonction entre la pensée libertarie­nne et un néoconserv­atisme à tendance possibleme­nt religieuse, symbolisé par son rejet de l’avortement. Il sera intéressan­t de voir qui l’emportera chez lui: le capitalism­e débridé, le néoconserv­atisme… ou un véritable anarchisme dans sa dimension destructri­ce?

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