La 13e rente AVS, une dangereuse tentation
Le 3 mars, les Suisses s’exprimeront sur deux initiatives concernant l’AVS. La première prévoit le versement d’une 13e rente, la seconde, un relèvement de l’âge de la retraite à 66 ans. Un choix qui bouleversera le financement du premier pilier
L’assurance-vieillesse et survivants, c’est un peu la Sagrada Familia de la politique helvétique: depuis sa création en 1948, le chantier est perpétuel. Ces huit dernières années seulement, les Suisses auront voté six fois sur le sujet. Un record. Et si les politiques comme le peuple sont en permanence à son chevet, c’est que l’AVS est un acquis social majeur. Il s’agit donc de le faire évoluer en bonne intelligence, évitant chausse-trappes idéologiques de gauche comme de droite.
La proposition syndicale de verser une 13e rente AVS part assurément d’un bon sentiment. Aujourd’hui, la rente vieillesse individuelle moyenne est inférieure à 2000 francs par mois, et personne ne peut prétendre avec ce seul montant «couvrir les besoins vitaux de manière appropriée», comme le stipule la Constitution. Mais les bons sentiments ne devraient pas suffire à convaincre les Suisses qui, malgré les sondages actuellement favorables à l’initiative, savent prévoir. Ainsi en 2016, le peuple a largement refusé une proposition très similaire, celle de relever les rentes vieillesse de 10%. Et en 2017, le supplément de 70 francs prévu pour chaque rente AVS a largement contribué à l’échec du projet gouvernemental Prévoyance vieillesse, qui visait une réforme conjointe des 1er et 2e piliers. Dans les deux cas, la critique d’une politique arrosoir a été déterminante.
Même si la grogne citoyenne a augmenté depuis, alimentée par le covid, les guerres, les milliards octroyés à l’armée, ceux prêtés lors de la mort de Credit Suisse, les votants ne peuvent laisser leurs tripes tracer l’avenir de l’AVS. Car les réalités individuelles sont très diverses et la plupart des retraités n’ont pas besoin de cette 13e enveloppe: leur fortune, prévoyance professionnelle ou 3e pilier leur permet de nouer décemment les deux bouts. Les plus démunis reçoivent des prestations complémentaires, dont le régime doit être perfectionné, et pourraient bientôt profiter d’améliorations ciblées dans l’AVS, si le Conseil fédéral tient parole à l’horizon 2026. Dans tous les cas, de moins en moins d’actifs vont payer pour de plus en plus de seniors. Si elle est acceptée, la 13e rente va encore accélérer ce déséquilibre, via des hausses de cotisations salariales, voire de TVA ou d’impôts.
La confiance qui lie les Suisses à l’AVS est solide. Le contexte de 2024 ne suffit pas à justifier qu’un tel coup de canif soit porté dans le contrat social le plus cher au pays.
La plupart des retraités n’ont pas besoin de cette 13e enveloppe
A quoi ressembleront les finances de l’Assurance-vieillesse et survivants (AVS) avec ou sans les deux initiatives soumises au peuple le 3 mars? Pour Stéphane Rossini, directeur de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), «les deux votations ont des conséquences importantes sur l’AVS et les assurances sociales. Avec les deux textes soumis au vote populaire, l’AVS sera confrontée à des problématiques financières et aussi à des conséquences démographiques».
En fonction des résultats du 3 mars, plusieurs scénarios se dessinent. En octroyant une 13e rente aux retraités dès 2026, les comptes du premier pilier seront très vite dans le rouge. Et si le peuple se prononce en faveur d’un relèvement de l’âge de la retraite, les finances de l’assurance sociale se porteront mieux plus longtemps. En cas de refus des deux objets, c’est le droit actuel (soit la réforme AVS 21, entrée en vigueur en janvier 2024) qui continuera à s’appliquer; avec un financement assuré jusqu’à la fin de la décennie.
Et en cas d’acceptation des deux objets, la retraite à 66 ans financerait partiellement, grâce à des recettes supplémentaires, le versement d’une 13e rente. Mais dans tous les cas, le financement de l’AVS devra être revu à plus ou moins brève échéance, avec ou sans les initiatives du 3 mars. Le Conseil fédéral doit présenter un projet au parlement d’ici à 2026 pour stabiliser ces finances après 2030.
Une 13e rente qui coûte cher
C’est dans ce contexte financier que les initiants demandent une 13e rente qui représente une hausse de 8,3% des rentes. De quoi compenser le renchérissement de ces deux dernières années, relèvent les partisans. Chez les opposants, il s’agit plutôt d’une «promesse d’amélioration de la situation des rentiers en faisant fi des coûts de ce cadeau», relève Marco Taddei, responsable romand de l’Union patronale suisse.
Logiquement, ces charges supplémentaires se refléteront dans les comptes de l’AVS dès l’introduction de la loi, en 2026. La dégradation du résultat de l’AVS est substantielle et s’élève à plus de 4 milliards de francs, dès la première année.
Selon les projections actuelles de l’OFAS, la pression sur les comptes du premier pilier se fera sentir dès l’introduction de la loi. Bruno Parnisari, directeur suppléant à l’OFAS et chef du domaine «Mathématiques, analyses et statistiques», met néanmoins en garde contre les prévisions: «Il s’agit de modélisations qui dépendent fortement des hypothèses retenues.» A savoir: des extrapolations entre les recettes et les dépenses. Ces dernières vont augmenter plus vite que les rentrées. L’OFAS table donc sur des chiffres rouges dès 2026.
L’office reconnaît également qu’entre 2025 et 2028, il faudra tenir compte du «solde migratoire important» qui générera des apports supplémentaires. Revenus dont l’OFAS n’a pas tenu compte en élaborant ses prévisions. Cette variable est trop incertaine pour pouvoir être modélisée, selon les spécialistes de l’office.
Mais quel que soit le scénario, une 13e rente nécessite une hausse des financements. De nombreux analystes estiment qu’un point de pourcentage de TVA supplémentaire sera nécessaire et que les cotisations salariales devraient subir une hausse de 0,8 point de pourcentage; montant réparti paritairement entre salariés et employeurs. Une hausse de la contribution de la Confédération est également prévisible puisqu’elle augmente automatiquement en fonction des dépenses de l’AVS. Cette dernière impliquerait une hausse d’impôt, comme l’a souligné Karin Keller-Sutter.
Partir à 66 ans n’est pas la panacée
A l’inverse de la 13e rente, le relèvement de l’âge de la retraite à 66 ans aurait un effet positif sur les finances de l’AVS jusqu’à la fin de cette décennie. Mais pour Bruno Parnisari, «on ne parviendra pas à stabiliser le capital de l’AVS. Il commencera à diminuer dès 2033. Cette initiative ne suffit pas à couvrir les effets démographiques». Soit le vieillissement de la population. En Suisse, «on est en dessous du niveau de remplacement des générations depuis de nombreuses années, relève encore le directeur suppléant de l’OFAS. La baisse régulière du taux de fécondité représente un poids important sur les structures démographiques».
Et c’est précisément à ce défi démographique que s’attaque l’initiative sur les rentes. Elle prévoit un automatisme qui consiste à coupler l’âge de la retraite à l’espérance de vie. But d’une telle manoeuvre: compenser la dégradation du rapport entre actifs et retraités. Il est actuellement de 3 pour 1. Il devrait diminuer ces prochaines années pour atteindre 1,8 actif pour 1 retraité d’ici à 2050. Et l’OFAS estime qu’il «ne sera pas possible de régler cette situation par l’immigration puisque le vieillissement est un problème mondial».
En liant âge de la retraite et espérance de vie à 65 ans, les initiants esquissent une solution à un problème démographique: la Suisse devrait compter plus de 11 millions d’habitants en 2070, avec une forte proportion de personnes âgées.
Toutes les projections de l’Office fédéral de la statistique (OFS) tablent sur une hausse de l’espérance de vie. Johanna Probst, cheffe de groupe à la section Démographie et migration à l’OFS, explique que cette croissance constante est due «au solde migratoire positif dans le pays, aux naissances, à la prévention, aux progrès médicaux qui prennent mieux en charge les maladies cardiovasculaires, notamment, et à un meilleur état de santé général de la population».
La hausse constante de l’espérance de vie à 65 ans implique un relèvement d’un mois par an (dès 2034) de l’âge de la retraite. Du moins, selon les projections actuelles de l’OFS. En 2050, la retraite serait donc fixée à 67 ans et 11 mois. Cet automatisme est fortement critiqué parce que jugé trop rigide et réducteur. Un indicateur complémentaire, comme l’espérance de vie en bonne santé, serait plus adéquat. Si cet indicateur est facilement évoqué par les opposants à l’initiative, c’est qu’il est bien plus bas que la simple espérance de vie.
Pour les partisans, en revanche, «on n’échappera pas au relèvement de l’âge de la retraite, qui est déjà une réalité dans les pays qui nous entourent, souligne Marco Taddei, de l’Union patronale suisse. C’est une voie un peu inéluctable. On devrait avoir le courage de concrétiser ce projet.»
Financement de la 13e rente par une retraite à 66 ans?
Ce scénario n’a pas été envisagé par l’OFAS et aucune estimation sur les interactions entre les deux initiatives est disponible. Mais un rapide calcul montre que la 13e rente coûtera plus de 4 milliards de francs dès 2026; tandis que la retraite à 66 ans devrait rapporter des recettes supplémentaires de l’ordre de 2 milliards.
Relever l’âge de la retraite ne permet pas de financer la 13e rente et ne permet pas d’éviter l’exercice sensible d’une nouvelle réforme de l’AVS à l’horizon 2030. Quel que soit le résultat des votations du 3 mars, les finances de l’AVS devront être stabilisées une nouvelle fois. Cela se fera dans l’urgence ou plus sereinement en fonction du choix des Suisses. ■