La Suisse, cette colonie de peuplement
Le projet de mandat de négociation avec l’Union européenne, en consultation jusqu’à mi-février, va certainement susciter des montagnes de réserves. Gerhard Pfister, président modéré du parti du Centre, n’en a-t-il pas mentionné une trentaine en Commission des affaires étrangères du Conseil national? Les domaines industriels les plus concernés – santé, alimentaire, électricité – ne se sont à coup sûr pas gênés non plus. Ni les milieux politiques, facilement remontés lorsqu’il s’agit d’institutionnel.
Il ne faut pas s’attendre par contre à de nombreux commentaires sur ce que le projet n’évoque nulle part. En particulier le caractère asymétrique, indivisible et lourdement irréversible de la «voie» bilatérale.
Le Traité de libre-échange de 1972, qui écarte encore aujourd’hui toutes les taxes et contingents sur l’entièreté des produits non agricoles, prévoyait d’éventuelles mesures de sauvegarde de part et d’autre (art. 27). Il comportait également une clause de résiliation on ne peut plus classique (art. 34): douze mois de délai après notification. Les traités internationaux bénéficient en principe à toutes les parties prenantes. Si l’une d’elles y renonce, eh bien, les avantages disparaissent, ce qui vaut pour pénalité. C’est à peu près aussi simple que cela.
C’est dire aussi à quel point le nouveau bilatéralisme envisagé entre Suisse et Union européenne n’a pas grand-chose à voir avec des traités «normaux» et sains entre Etats. La reprise méthodique du droit de l’autre ne fonctionne que dans un sens. Tout écart est aussitôt sanctionné par effet guillotine: aucune exception nouvelle, ni exit – même très partiel – n’est possible sans mesures de rétorsion bien senties dans n’importe quel autre domaine (des «compensations» selon le nouvel euphémisme).
Ces sanctions pourraient porter à nouveau sur les homologations industrielles dans les technologies médicales (ARM), la recherche académique (Horizon Europe) ou encore l’électricité. Autant constater que la porte restera grande ouverte aux chantages déjà pratiqués sans vergogne par Bruxelles depuis cinq ans.
En Suisse alémanique, Carl Baudenbacher, ancien professeur de SaintGall et président de la cour de l’Association européenne de libre-échange (AELE), alerte depuis lors sur ce qu’il appelle les «traités inégaux», ces fameux actes de l’époque coloniale subordonnant juridiquement le protectorat à sa métropole dans un climat de démonstration de force. A considérer l’attirance pour le marché suisse du travail (immigration nette équivalente à la population de Neuchâtel sur six mois l’an dernier), cette métaphore historique en vient à suggérer – du côté de l’UDC mais pas seulement – que l’UE traite la Suisse comme une colonie de peuplement. Plus il y aura de ressortissants européens et de double-nationaux sur son sol, moins il sera commode politiquement de reprendre un jour certaines distances. Ces effets guillotine et de cliquet sont donc surtout – pour ne pas dire exclusivement – destinés à verrouiller la libre circulation des personnes, avec son approfondissement progressif vers la citoyenneté et le social. Les bilatéraux II, qui ne concernent ni le monde du travail ni les séjours de longue durée, ne sont-ils pas d’ailleurs dépourvus de ce genre de précaution?
Il n’est guère compréhensible qu’après avoir évoqué un «reset» dans les relations Suisse-UE (2017), et qu’après avoir proclamé il y a un an «qu’il n’y aurait pas d’Accord institutionnel 2:0», Ignazio Cassis mette en consultation des lignes directrices sans sauvegarde ni clause de résiliation possible d’un ou plusieurs accords. Même l’Union européenne, dans son Traité de Lisbonne de 2007, a des dispositions précises sur le retrait unilatéral d’un Etat membre (art. 50). Aucune «compensation» n’est prévue.
Le Royaume-Uni a bénéficié de cet opting out général. Il a ensuite conclu un accord de commerce et de coopération «ambitieux» (selon Bruxelles), d’égal à égal sur le plan juridique, allant bien au-delà du libre-échange. De 1300 à 2500 pages selon les éditions, soit un multiple de l’ensemble des accords bilatéraux Suisse-UE depuis 1972.
Le Royaume-Uni a dû renoncer à certaines facilités d’accès au marché européen, jugées peu déterminantes. Bien qu’il soit trop tôt pour en tirer des conclusions, la croissance de son économie est depuis lors supérieure à celle de l’Allemagne. Il n’est pas nécessaire pour bien faire que les Suisses s’inspirent du Brexit. Juste qu’ils n’oublient pas qu’un jour viendra peut-être où ils voudront moins d’intégration européenne, plutôt que davantage.
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