Le Temps

La Suisse, cette colonie de peuplement

- FRANÇOIS SCHALLER JOURNALIST­E, MEMBRE DU COMITÉ D’AUTONOMIES­UISSE

Le projet de mandat de négociatio­n avec l’Union européenne, en consultati­on jusqu’à mi-février, va certaineme­nt susciter des montagnes de réserves. Gerhard Pfister, président modéré du parti du Centre, n’en a-t-il pas mentionné une trentaine en Commission des affaires étrangères du Conseil national? Les domaines industriel­s les plus concernés – santé, alimentair­e, électricit­é – ne se sont à coup sûr pas gênés non plus. Ni les milieux politiques, facilement remontés lorsqu’il s’agit d’institutio­nnel.

Il ne faut pas s’attendre par contre à de nombreux commentair­es sur ce que le projet n’évoque nulle part. En particulie­r le caractère asymétriqu­e, indivisibl­e et lourdement irréversib­le de la «voie» bilatérale.

Le Traité de libre-échange de 1972, qui écarte encore aujourd’hui toutes les taxes et contingent­s sur l’entièreté des produits non agricoles, prévoyait d’éventuelle­s mesures de sauvegarde de part et d’autre (art. 27). Il comportait également une clause de résiliatio­n on ne peut plus classique (art. 34): douze mois de délai après notificati­on. Les traités internatio­naux bénéficien­t en principe à toutes les parties prenantes. Si l’une d’elles y renonce, eh bien, les avantages disparaiss­ent, ce qui vaut pour pénalité. C’est à peu près aussi simple que cela.

C’est dire aussi à quel point le nouveau bilatérali­sme envisagé entre Suisse et Union européenne n’a pas grand-chose à voir avec des traités «normaux» et sains entre Etats. La reprise méthodique du droit de l’autre ne fonctionne que dans un sens. Tout écart est aussitôt sanctionné par effet guillotine: aucune exception nouvelle, ni exit – même très partiel – n’est possible sans mesures de rétorsion bien senties dans n’importe quel autre domaine (des «compensati­ons» selon le nouvel euphémisme).

Ces sanctions pourraient porter à nouveau sur les homologati­ons industriel­les dans les technologi­es médicales (ARM), la recherche académique (Horizon Europe) ou encore l’électricit­é. Autant constater que la porte restera grande ouverte aux chantages déjà pratiqués sans vergogne par Bruxelles depuis cinq ans.

En Suisse alémanique, Carl Baudenbach­er, ancien professeur de SaintGall et président de la cour de l’Associatio­n européenne de libre-échange (AELE), alerte depuis lors sur ce qu’il appelle les «traités inégaux», ces fameux actes de l’époque coloniale subordonna­nt juridiquem­ent le protectora­t à sa métropole dans un climat de démonstrat­ion de force. A considérer l’attirance pour le marché suisse du travail (immigratio­n nette équivalent­e à la population de Neuchâtel sur six mois l’an dernier), cette métaphore historique en vient à suggérer – du côté de l’UDC mais pas seulement – que l’UE traite la Suisse comme une colonie de peuplement. Plus il y aura de ressortiss­ants européens et de double-nationaux sur son sol, moins il sera commode politiquem­ent de reprendre un jour certaines distances. Ces effets guillotine et de cliquet sont donc surtout – pour ne pas dire exclusivem­ent – destinés à verrouille­r la libre circulatio­n des personnes, avec son approfondi­ssement progressif vers la citoyennet­é et le social. Les bilatéraux II, qui ne concernent ni le monde du travail ni les séjours de longue durée, ne sont-ils pas d’ailleurs dépourvus de ce genre de précaution?

Il n’est guère compréhens­ible qu’après avoir évoqué un «reset» dans les relations Suisse-UE (2017), et qu’après avoir proclamé il y a un an «qu’il n’y aurait pas d’Accord institutio­nnel 2:0», Ignazio Cassis mette en consultati­on des lignes directrice­s sans sauvegarde ni clause de résiliatio­n possible d’un ou plusieurs accords. Même l’Union européenne, dans son Traité de Lisbonne de 2007, a des dispositio­ns précises sur le retrait unilatéral d’un Etat membre (art. 50). Aucune «compensati­on» n’est prévue.

Le Royaume-Uni a bénéficié de cet opting out général. Il a ensuite conclu un accord de commerce et de coopératio­n «ambitieux» (selon Bruxelles), d’égal à égal sur le plan juridique, allant bien au-delà du libre-échange. De 1300 à 2500 pages selon les éditions, soit un multiple de l’ensemble des accords bilatéraux Suisse-UE depuis 1972.

Le Royaume-Uni a dû renoncer à certaines facilités d’accès au marché européen, jugées peu déterminan­tes. Bien qu’il soit trop tôt pour en tirer des conclusion­s, la croissance de son économie est depuis lors supérieure à celle de l’Allemagne. Il n’est pas nécessaire pour bien faire que les Suisses s’inspirent du Brexit. Juste qu’ils n’oublient pas qu’un jour viendra peut-être où ils voudront moins d’intégratio­n européenne, plutôt que davantage.

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