Le Temps

Le Sahel rebat les cartes géopolitiq­ues

Les régimes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont annoncé leur retrait de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Une décision qui risque de compromett­re la libre circulatio­n des Sahéliens

- MATTEO MAILLARD @matteomail­lard

C’est un Brexit africain. Un séisme qui chamboule les fragiles équilibres géopolitiq­ues d’une région ouest-africaine en proie à l’expansion djihadiste. «Après quarante-neuf ans d’existence, les vaillants peuples du Burkina, du Mali et du Niger constatent avec beaucoup de regrets, d’amertume et une grande déception que leur Organisati­on s’est éloignée des idéaux de ses pères fondateurs et du panafrican­isme.» C’est par voie de communiqué, dimanche 28 janvier, que ces trois pays, dirigés depuis peu par des juntes militaires, ont surpris tout le monde en déclarant conjointem­ent leur volonté de se retirer de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Une organisati­on de coopératio­n et d’intégratio­n régionale de 15 Etats membres, fondée en 1975 dans le but de faciliter les échanges commerciau­x et de maintenir une stabilité régionale.

Cette annonce soudaine porte en elle de nombreuses conséquenc­es. De la perturbati­on des chaînes d’approvisio­nnement à l’augmentati­on des tarifs douaniers, en passant par la taxation des exportatio­ns et des importatio­ns de denrées et des médicament­s, la sortie du marché commun de la Cédéao aura en premier lieu des implicatio­ns économique­s pour les trois pays réunis depuis septembre dans une nouvelle organisati­on nommée l’Alliance des Etats du Sahel (AES). Elle aura aussi des conséquenc­es politiques concernant les prises de décisions régionales. Mais plus grave encore, c’est la libre circulatio­n des personnes qui sera le plus fortement impactée. Exemptés jusqu’alors de visas ou de titres de séjours coûteux dans les Etats de la Cédéao, les Maliens, les Burkinabés et les Nigériens auront plus de difficulté­s à voyager et à s’établir dans les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest. Car les trois Etats de l’AES sont enclavés et ont besoin du soutien de leur diaspora. Le Mali, par exemple, occupe la 9e place des pays recevant le plus d’argent de sa diaspora. Elle envoie chaque année plus de 812 millions d’euros.

Mais ces conséquenc­es ne devraient pas être immédiates. Le traité qui régit la Cédéao indique que tout retrait ne prend effet qu’un an après sa notificati­on. «Pour le Brexit, il a fallu des années et des armées d’avocats avant de définir toutes les technicité­s des nouveaux accords bilatéraux», rappelle Yvan Guichaoua, chercheur spécialist­e du Sahel à

«Cette décision permet aux putschiste­s de retirer un caillou de leur chaussure»

ORNELLA MODERAN, CHERCHEUSE ASSOCIÉE À L’INSTITUT NÉERLANDAI­S CLINGENDAE­L

la Brussels School of Internatio­nal Studies. Selon lui, les répercussi­ons qui auront des effets immédiats concernent surtout les millions de Sahéliens qui vivent dans les pays de la Cédéao, et avec lesquels les tensions politiques se sont renforcées à la suite de coups d’Etats depuis 2020. «Nous pouvons craindre que cette annonce exacerbe la xénophobie à l’égard des ressortiss­ants sahéliens, explique-t-il. En Côte d’Ivoire, où le travail dans les plantation­s cacaoyères est principale­ment assuré par des ouvriers burkinabés et maliens, le retrait de leur titre de séjour ouvre la porte à de nombreux abus et à leur exploitati­on.»

Un désamour de longue date

Dès lors, pourquoi risquer une rupture avec une organisati­on qui structure et soutient les échanges régionaux? «En s’affranchis­sant d’un cadre régional qui imposait des normes de gouvernanc­e démocratiq­ue, définissan­t les durées de transition de ces régimes militaires, appliquant des sanctions jusqu’au retour à l’ordre constituti­onnel, cette décision permet aux putschiste­s de retirer un caillou de leur chaussure, explique Ornella Moderan, chercheuse associée à l’Institut néerlandai­s Clingendae­l. Il ne faut pas oublier que ce désamour entre le Sahel et la Cédéao n’a rien de récent». En juillet 2023, le coup d’Etat au Niger a déclenché la menace d’une interventi­on militaire de la Cédéao pour rétablir le président incarcéré. «Cette menace a servi de catalyseur dans cette décision de retrait. Les putschiste­s bénéficien­t d’un soutien populaire face aux sanctions et le double langage de la Cédéao, qui défend le principe démocratiq­ue de manière sélective, validant des troisièmes mandats inconstitu­tionnels, a renforcé la position AES porteuse d’un projet panafrican­iste nouveau.»

Une solution alternativ­e, brossée d’un vernis anti-impérialis­te, qui séduit une jeunesse ouest-africaine désoeuvrée, paupérisée, abandonnée par «des dinosaures du pouvoir qui se méfient d’une jeunesse vibrant pour l’audace des putschiste­s sahéliens. Sans tabou, ils réécrivent les règles de la coopératio­n politique régionale et font voler en éclat celles de la démocratie libérale», appuie Yvan Guichaoua.

Reste, selon le chercheur, un acteur discret mais non moins important dans cette rupture: la Russie, dont l’influence régionale grandit. Après les milices de Wagner actives au Mali depuis 2021, c’est désormais l’Africa Corps de Poutine qui fait son nid au Burkina Faso. «L’AES a dû obtenir des garanties de Moscou, avance Yvan Guichaoua. Ils ne pourraient tenir tête à des voisins sans un soutien de leur nouvel allié.» ■

 ?? (BAMAKO, 14 JANVIER 2022/FLORENT VERGNES/AFP) ?? Une manifestat­ion pour protester contre les sanctions imposées au Mali et à la junte par la Cédéao.
(BAMAKO, 14 JANVIER 2022/FLORENT VERGNES/AFP) Une manifestat­ion pour protester contre les sanctions imposées au Mali et à la junte par la Cédéao.

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