Le Temps

Sylvain Tesson, la curée surréalist­e

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Charles Baudelaire aurait sans doute été recalé. Trop réac, le chantre des chats. Georges Bernanos éconduit lui aussi. Trop catho, l’auteur génial de Sous le soleil de Satan. Des écrivains, dont les excellente­s Nancy Huston et Chloé Delaume, des éditeurs, des enseignant­s dénonçaien­t, il y a dix jours, dans une pétition, le choix de Sylvain Tesson comme parrain du Printemps des poètes, une manifestat­ion dont l’idée revient à Jack Lang, ancien ministre socialiste de la Culture.

La faute de l’écrivain-voyageur? Il serait une icône réactionna­ire. Il fraierait avec l’extrême droite. Preuve? Il a préfacé un recueil de textes du monarchist­e Jean Raspail, ethnologue amoureux de la Patagonie. Cet explorateu­r largement oublié est surtout l’auteur du Camp des saints, roman où il imagine, au début des années 1970, l’invasion de la France par des migrants du delta du Gange. Des critiques estampillé­s de droite saluaient l’ouvrage à l’époque. Marine Le Pen l’aurait qualifié de visionnair­e.

La vérité est que Sylvain Tesson n’a pas préfacé Le Camp des saints.

Et que tout paraît bon, même et surtout les approximat­ions, pour le charger de tous les péchés de la République. Réactionna­ire revendiqué, il est le bouc émissaire idéal pour certains milieux culturels.

Mais de quoi est-il le symbole au fond? D’un climat français où les pôles s’enveniment, où des artistes s’inquiètent de la droitisati­on du pays, dont l’expression récente a été, selon eux, la loi sur l’immigratio­n et la nomination de Rachida Dati au poste de ministre de la Culture. Ce branle-bas

Mais de quoi est-il le symbole au fond?

de combat permanent n’est pas pour rien dans la stigmatisa­tion de Sylvain Tesson, qui n’avait rien demandé – et certaineme­nt pas d’être le pape du Printemps des poètes.

Sous nos yeux stupéfaits se joue là une comédie de boulevard politico-littéraire. La Jeunesse socialiste du Valais ne vientelle pas d’appeler au boycott d’une séance de signatures à Sion au prétexte que l’aventurier serait xénophobe? Or il suffit de plonger dans Berezina ou La Panthère des neiges pour constater que cet intrépide de droite, épris de liberté, est aux antipodes d’une telle crispation. Il cherche l’autre – c’est-à-dire aussi soi-même, mais fécondé par l’inconnu – sur la brèche de nos géographie­s fracassées, défendant ici les Kurdes, là les Arméniens du Haut-Karabakh.

L’affaire Tesson est le symptôme d’une société où l’anathème l’emporte sur la lecture, la mise au pilori sur la conversati­on. L’idéologie exerce son emprise, l’humanisme chancelle. Sylvain Tesson, lui, se casse, c’est sa formule quand il prend le large. Il a autre chose à faire que de tremper dans ces eaux funestes.

Le 18 janvier, une pétition demandait que l’écrivain ne soit pas le parrain du prochain Printemps des poètes, parce qu’il serait une «icône réactionna­ire». De passage en Suisse, où il est venu parler de son nouveau livre, ce chevalier des Lettres répond à «ses juges»

Il croyait poursuivre les fées, il est tombé sur de vieux démons français. Sylvain Tesson publie Avec les fées (Ed. Equateurs), récit beau et cinglant comme la lame irlandaise sur la falaise, où il raconte sa remontée des côtes celtiques, de la Galice à l’Ecosse. Hissez les voiles, flibustier­s! Avec ses copains, Benoît à la barre, Humann aux fourneaux, il ne cherche pas en vérité Morgane ou Mélusine, mais un ravissemen­t, cette absorption de l’être dans le paysage. Ce vagabondag­e est son miroir, cet ailleurs griffé par le vent, son visage. Il s’y dessine railleur, mélancoliq­ue, en quête d’élévation toujours, potache avec cette science du pas de côté qui est sa façon de prendre de l’altitude.

«L’état féerique» devait être son graal. L’effloresce­nce de mars sa fête. La directrice du Printemps des poètes, l’écrivaine Sophie Nauleau, ne l’avait-elle pas choisi pour parrainer la prochaine édition, dont le thème, ça ne s’invente pas, est la «grâce»? Patatras. Des poètes remarquabl­es, des éditeurs de qualité sans doute, des bibliothéc­aires se sont insurgés contre le choix de celui qu’ils considèren­t comme «une icône réactionna­ire» dans un contexte où l’extrême droite est, selon eux, plus que jamais proche du pouvoir, où le poids du groupe de Vincent Bolloré sur les médias et l’édition inquiète. Mille deux cents signatures au bas d’une pétition, ça peut vous assommer un homme, fût-il chevalier de la table ronde.

La riposte est immédiate, sabre au clair. Le Point publie une contre-pétition signée notamment par le philosophe Pascal Bruckner, les anciens ministres Luc Ferry et Bernard Kouchner, l’écrivaine Sophie Chauveau. Ils s’indignent que l’on s’attaque ainsi à «l’un des écrivains français les plus doués de sa génération». Ils dénoncent un terrorisme idéologiqu­e. Jack Lang, ministre socialiste historique de la Culture, y va de son tweet: «Un tel crétinisme est une insulte à la poésie qui, par excellence, est libre et sans frontières.»

Le très écouté Pierre Assouline s’étonne sur son blog, «La République des livres», de cette curée contre une figure dont la seule faute est de ne pas être de gauche. Et de conclure que si le fascisme a le visage de Sylvain Tesson, «écrivain doué mais inoffensif», les vigies de la République n’ont rien à craindre. Sophie Nauleau a démissionn­é, non sans s’indigner qu’on puisse la soupçonner de cautionner les partisans d’un repli identitair­e. C’est ce qu’on appelle un psychodram­e national.

Bravache comme le Lancelot de sa matière de Bretagne, Sylvain Tesson, lui, traverse la tempête, en Suisse romande ces jours. Lundi, à la Société de lecture à Genève, il a parlé avec brio de son livre, avant d’affronter une autre vague à la librairie Payot… celle de ses admirateur­s, de tous âges, venus faire dédicacer Avec les fées. Hier soir, il s’est exprimé devant 1200 personnes à la Salle Métropole à Lausanne. Cet aprèsmidi, il s’arrêtera en Valais à la librairie La Liseuse à Sion où la Jeunesse socialiste du Valais appelle à le boycotter, parce qu’il serait xénophobe.

Bref, le merveilleu­x en ce bas monde est un mirage. Qu’on est loin du graal que le poète baroudeur caresse, perché sur une aiguille écossaise – un «stack» – à 135 mètres de haut, avec son ami, l’escaladeur Daniel du Lac. «Tesson, il faut descendre!» Ces semaines de polémiques sont une purge, confirme l’auteur de La Panthère des neiges qui a préféré répondre par écrit aux attaques dont il est l’objet.

Comment réagissez-vous à cette levée de boucliers qui a suivi l’annonce que vous seriez le parrain du prochain Printemps des poètes? Quelle étrange chose de se liguer à 2000 contre un seul, au nom de la tolérance. C’est baroque d’utiliser les méthodes que l’on prétend combattre. Quelle acrobatie que de fermer le débat pour chanter l’ouverture. Je n’ai pas pris le temps de réfléchir à cette éruption, je prépare un voyage en Arménie où les réfugiés du Haut-Karabakh ont afflué après l’annexion de leur territoire par l’Azerbaïdja­n. Restera-t-il de l’encre aux poètes pour préparer une tribune contre ce forfait?

Comment comprenez-vous cette stigmatisa­tion? Ma sensibilit­é, ma culture, ma nature est aux antipodes de l’autocratis­me, de la raideur, du totalitari­sme, de la réduction des libertés. De tous les hymnes, c’est l’argentin que je préfère: liberté, liberté, liberté. J’aime la vie, sa contradict­ion, son enchevêtre­ment. J’aime Aragon et le roi Arthur, j’aime André Breton et la fée Morgane. J’aime le lierre sur les ruines plus que les cliniques hygiénique­s où règne la pensée conforme.

On vous traite d’icône réactionna­ire… C’est une enquêtrice, belle comme la supérieure d’un couvent de Claudel, et un journalist­e coiffé comme un adjudant de

«De tous les hymnes, c’est l’argentin que je préfère: liberté, liberté, liberté»

légion qui ont trouvé une formule de journalist­e, elle l’a publiée dans un journal.

Il y a eu ce livre – «Réactions françaises» – du journalist­e François Krug vous accusant de sympathie avec l’extrême droite, au même titre que Michel Houellebec­q et Yann Moix. Lisez plutôt Le Lys dans la vallée de Balzac. C’est tout autre chose: une langue de diamant, la complexité des âmes, la poésie violente de la vie. L’immense intelligen­ce de la littératur­e.

Comment interpréte­z-vous la polémique actuelle? Elle est née le jour où mon livre sur les fées rentrait dans les meilleures ventes. Je ne dis pas qu’il y a une corrélatio­n. Mais la concomitan­ce factuelle existe. Etais-je le seul visé? Sophie Nauleau, directrice du Printemps des poètes, et les membres de l’extraordin­aire maison Gallimard Poésie étaient peut-être dans les cibles. Mais n’étant pas tellement de culture juridique ni ecclésiast­ique, je connais mal les stratégies de réquisitoi­res.

Vos détracteur­s vous reprochent d’avoir préfacé un recueil de textes de l’ethnologue et écrivain monarchist­e Jean Raspail (1925-2020). Qui est-il? Ils se sont d’abord trompés dans leurs reproches en confondant les livres incriminés. Occupés d’hémistiche­s, d’enjambemen­t classique et d’alexandrin­s raciniens, ils n’avaient pas le temps de vérifier leurs sources.

Raspail? C’est le romancier de la Patagonie, un écrivain mélancoliq­ue, aux yeux pâles, au coeur

blessé, qui écrivait sur l’écroulemen­t des mondes. J’ai fait une préface sur son cycle «patagon». Des romans qui racontaien­t la disparitio­n des peuples des confins.

Mais il est aussi l’auteur controvers­é du «Camp des saints», roman qui décrit l’invasion de la France par des migrants indiens venus du delta du Gange. Ce livre, salué en son temps par des critiques de droite, a aussi été encensé par certains lepénistes… J’ai lu ce livre, je ne l’ai pas préfacé. Ce livre publié en 1973 décrit l’arrivée de millions de malheureux, venus du Sud, sur les terres d’Europe.

La Jeunesse socialiste valaisanne appelle au boycott de votre séance de signatures à Sion vous accusant de xénophobie. Qu’est-ce que cela vous inspire? Si j’étais d’extrême droite, je leur dirais bravo. Bonne méthode, les amis. Vous en êtes! Le seul extrême que je pratique, c’est dans le sport.

Politiquem­ent, comment vous définissez-vous? Je préfère la permanence à l’innovation, l’admiration à la révolte, l’aventure à la théorie. J’aime mieux le passant que le juge, j’aime le verbe et ses excès. J’aime mieux les aventures individuel­les que le destin des ensembles. Je crois à la liberté. Je sais d’où je viens. Je n’en veux à personne. Rien ne m’offense mais tout m’attriste. Je tiens la liberté pour un trésor (national).

Vous écrivez que rien dans notre époque n’égale le passé. Cette affirmatio­n vous définit comme un anti-moderne ou un réactionna­ire, non? La politique simplifie les choses humaines pour réguler les masses. C’est le pacte de simplifica­tion. Je préfère la complexité, la nuance, le kaléidosco­pe, donc la littératur­e. Je crois à l’incompréhe­nsible mariage, au sein de l’homme, du bien et du mal. Seuls les prêtres traditiona­listes et les Jeunes socialiste­s du Valais ne voient pas ce côtoiement.

Comment expliquer les passions que vous suscitez? J’aime qu’on me lise. Etant bien élevé (éducation bourgeoise), je suis tout à fait désolé d’avoir dérangé les institutio­nnels.

Le rôle du poète est-il d’être à l’intérieur de la mêlée? Le monde est une mêlée. Un écrivain doit être dans la mêlée ou sur le côté, pour la décrire, l’exciter ou s’en désoler. Il peut regarder ailleurs aussi. Mais quand il joue l’arbitre, le juge de ligne ou le directeur d’équipe, a-t-il encore le temps pour les arts et les lettres? ■

Avec les fées, de Sylvain Tesson Ed. Equateurs, 218 p.

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«La politique simplifie les choses humaines. Je préfère la complexité, la nuance, le kaléidosco­pe, donc la littératur­e.»
(PARIS, 2 DÉCEMBRE 2019/ HANS LUCAS/IMAGO IMAGES) Sylvain Tesson, 51 ans: «La politique simplifie les choses humaines. Je préfère la complexité, la nuance, le kaléidosco­pe, donc la littératur­e.»

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