Le Temps

Un mouvement, deux agricultur­es (ou plus encore)

Tous les partis soutiennen­t les paysans, mais pour des raisons fondamenta­lement différente­s

- PAUL ACKERMANN CORRESPOND­ANT À PARIS

«Si le blocage de Paris est fait pour supprimer les jachères, je ne suis pas d’accord. Mais si ce blocage vise à revoir de fond en comble les règles du libreéchan­ge qui minent notre agricultur­e, je serai le premier à courir devant.» Dimanche sur BFMTV, Jean-Luc Mélenchon résumait involontai­rement avec cette phrase le fléau qui guette le grand mouvement initié par les agriculteu­rs français en ce début d’année.

La veille, sur la même chaîne, Thomas Gibert, secrétaire national de la Confédérat­ion paysanne, syndicat marqué à gauche, creusait le même sillon et approfondi­ssait un peu. Il s’en prenait vertement aux dirigeants de la FNSEA, le syndicat majoritair­e qui mène les débats ces derniers jours: «On est à un moment de la mobilisati­on où il faut que l’on se pose des questions importante­s, commençait-il. Est-ce que le gouverneme­nt a les bons interlocut­eurs? Il se tourne presque exclusivem­ent vers les représenta­nts de la FNSEA.» Et d’Arnaud Rousseau, président de cette très puissante organisati­on à la manoeuvre, Thomas Gibert disait: «Ce n’est pas un paysan, c’est un agro-manager à la tête d’une immense ferme de 700 hectares, président de l’énorme groupe industriel Avril qui a bâti sa fortune sur la spéculatio­n sur les matières premières agricoles. Son intérêt à lui, c’est que le libreéchan­ge perdure.»

Selon le syndicalis­te des petits exploitant­s français, c’est pour cette raison que la plupart des concession­s gouverneme­ntales et surtout l’élaboratio­n des normes actuelles se font «au service de l’agro-industrie et du libéralism­e alors qu’elles devraient être au service des paysans et des paysannes». «C’est pour cela que l’on n’obtient rien de concret sur le revenu, ajoute-t-il. Si on réautorise les néonicotin­oïdes, c’est au service de qui? De l’agro-industrie, pas des paysans», conclut-il. Premières fissures sur le front des agriculteu­rs?

Et le front politique pourrait suivre. Discrètes jusqu’ici au vu de la popularité du mouvement, les dissonance­s idéologiqu­es des politicien­s se réveillent, comme le montrent les propos de Jean-Luc Mélenchon. Tous les partis soutiennen­t les paysans, mais pour des raisons fondamenta­lement différente­s.

La principale limite de la révolte des agriculteu­rs français pourrait donc bien se trouver dans la diversité des profils et des intérêts représenté­s. En France, 20% des agriculteu­rs possèdent 50% de la surface exploitée. Au niveau européen, véritable échelle à laquelle se jouent les choses au vu de la politique agricole commune, l’écart est encore bien plus grand. Les grands exploitant­s n’ont pas les mêmes intérêts que les petits paysans. On pourrait presque dire qu’ils ne font pas le même métier. Et il y a bien sûr 50 nuances de gris entre ces deux pôles. Avec autant d’objectifs hétérogène­s. Comment à la fois aider les petits paysans bios et lâcher du lest sur les produits phytosanit­aires pour les grands exploitant­s? Comment verrouille­r les frontières et soutenir les viticulteu­rs dont la branche a exporté pour 17 milliards d’euros de vins et spiritueux en 2022?

Le soulèvemen­t de l’agricultur­e française peut sembler uniforme et puissant. Il monte comme une vague de colère destinée à déferler sur Paris et à faire céder le gouverneme­nt. Un ras-le-bol légitime au vu des multiples témoignage­s de ces forçats de la terre qui n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois. Une injustice que les dirigeants devraient se résoudre à combler. Mais une des limites du mouvement vient donc du fait qu’il n’y a pas une agricultur­e française. Il y a plusieurs agricultur­es françaises aux destins divergents. A tel point que leurs revendicat­ions sont si multiples, pour ne pas dire contradict­oires, que le gouverneme­nt ne pourra jamais y répondre dans leur intégralit­é. Même s’il le voulait.

A moins que cette multiplici­té de revendicat­ions divergente­s et donc inassouvis­sables ne fasse justement que le mouvement ne puisse que durer… comme celui des Gilets jaunes à son époque.

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