Un mouvement, deux agricultures (ou plus encore)
Tous les partis soutiennent les paysans, mais pour des raisons fondamentalement différentes
«Si le blocage de Paris est fait pour supprimer les jachères, je ne suis pas d’accord. Mais si ce blocage vise à revoir de fond en comble les règles du libreéchange qui minent notre agriculture, je serai le premier à courir devant.» Dimanche sur BFMTV, Jean-Luc Mélenchon résumait involontairement avec cette phrase le fléau qui guette le grand mouvement initié par les agriculteurs français en ce début d’année.
La veille, sur la même chaîne, Thomas Gibert, secrétaire national de la Confédération paysanne, syndicat marqué à gauche, creusait le même sillon et approfondissait un peu. Il s’en prenait vertement aux dirigeants de la FNSEA, le syndicat majoritaire qui mène les débats ces derniers jours: «On est à un moment de la mobilisation où il faut que l’on se pose des questions importantes, commençait-il. Est-ce que le gouvernement a les bons interlocuteurs? Il se tourne presque exclusivement vers les représentants de la FNSEA.» Et d’Arnaud Rousseau, président de cette très puissante organisation à la manoeuvre, Thomas Gibert disait: «Ce n’est pas un paysan, c’est un agro-manager à la tête d’une immense ferme de 700 hectares, président de l’énorme groupe industriel Avril qui a bâti sa fortune sur la spéculation sur les matières premières agricoles. Son intérêt à lui, c’est que le libreéchange perdure.»
Selon le syndicaliste des petits exploitants français, c’est pour cette raison que la plupart des concessions gouvernementales et surtout l’élaboration des normes actuelles se font «au service de l’agro-industrie et du libéralisme alors qu’elles devraient être au service des paysans et des paysannes». «C’est pour cela que l’on n’obtient rien de concret sur le revenu, ajoute-t-il. Si on réautorise les néonicotinoïdes, c’est au service de qui? De l’agro-industrie, pas des paysans», conclut-il. Premières fissures sur le front des agriculteurs?
Et le front politique pourrait suivre. Discrètes jusqu’ici au vu de la popularité du mouvement, les dissonances idéologiques des politiciens se réveillent, comme le montrent les propos de Jean-Luc Mélenchon. Tous les partis soutiennent les paysans, mais pour des raisons fondamentalement différentes.
La principale limite de la révolte des agriculteurs français pourrait donc bien se trouver dans la diversité des profils et des intérêts représentés. En France, 20% des agriculteurs possèdent 50% de la surface exploitée. Au niveau européen, véritable échelle à laquelle se jouent les choses au vu de la politique agricole commune, l’écart est encore bien plus grand. Les grands exploitants n’ont pas les mêmes intérêts que les petits paysans. On pourrait presque dire qu’ils ne font pas le même métier. Et il y a bien sûr 50 nuances de gris entre ces deux pôles. Avec autant d’objectifs hétérogènes. Comment à la fois aider les petits paysans bios et lâcher du lest sur les produits phytosanitaires pour les grands exploitants? Comment verrouiller les frontières et soutenir les viticulteurs dont la branche a exporté pour 17 milliards d’euros de vins et spiritueux en 2022?
Le soulèvement de l’agriculture française peut sembler uniforme et puissant. Il monte comme une vague de colère destinée à déferler sur Paris et à faire céder le gouvernement. Un ras-le-bol légitime au vu des multiples témoignages de ces forçats de la terre qui n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois. Une injustice que les dirigeants devraient se résoudre à combler. Mais une des limites du mouvement vient donc du fait qu’il n’y a pas une agriculture française. Il y a plusieurs agricultures françaises aux destins divergents. A tel point que leurs revendications sont si multiples, pour ne pas dire contradictoires, que le gouvernement ne pourra jamais y répondre dans leur intégralité. Même s’il le voulait.
A moins que cette multiplicité de revendications divergentes et donc inassouvissables ne fasse justement que le mouvement ne puisse que durer… comme celui des Gilets jaunes à son époque.
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