Dans l’horlogerie, le luxe et l’entrée de gamme tirent toute la couverture
Les exportations horlogères suisses ont atteint un niveau record l’an dernier. Avec des évolutions contrastées selon la gamme de prix qui placent l’outil industriel sous pression
Pour un record, c’est un record. La valeur des montres suisses exportées en 2023 s’est établie à 25,5 milliards de francs (26,7 milliards en comptant les mouvements). Soit 7,7% au-dessus du précédent record établi en 2022 à 23,7 milliards de francs. Balayant ainsi toutes les séries statistiques enregistrées depuis 1885 (date de la première compilation des données douanières par la Fédération de l’industrie horlogère suisse, FH). Autre point saillant, le volume a lui aussi repris un peu de vigueur, avec 16,9 millions de pièces, en hausse de 1,1 million d’unités, soit 7,2%, par rapport à 2022.
Yves Bugmann, nouveau président de la FH, joint par téléphone, donne logiquement une lecture positive de ces chiffres, qu’il qualifie de «très bons», qui démontrent «qu’un phénomène comme l’inflation a peu d’impact sur les exportations» et que «l’industrie horlogère suisse reste compétitive sur tous les segments». L’évolution par marché renforce le message, puisque les dix premières destinations à l’export s’inscrivent en croissance. Avec parfois des effets de rattrapage, comme à Hongkong, troisième place forte de la montre suisse, en hausse de 23,4% à 2,35 milliards de francs.
L’évolution sur 2024 est moins claire, pointe Yves Bugmann, car l’exercice s’annonce plus incertain: «Après une forte progression en début d’année 2023, nous avons déjà observé un ralentissement de la croissance au second semestre. Nous tablons sur une légère hausse pour la suite, même si 2024 se présente avec de nombreux défis.» A suivre de près donc, les statistiques de janvier seront publiées le 20 février prochain.
Mais restons sur 2023, dont la flamboyance statistique masque un nouvel état du secteur. Possiblement préoccupant, car tout repose sur la décantation et les extrêmes: la croissance en volume et en valeur ne se croise plus. Les montres à moins de 200 francs ont compté pour 83% de la croissance du volume (avec 940 000 unités supplémentaires); celles à 3000 francs et plus ont centralisé 92% de l’évolution de la valeur. Cette polarisation n’est pas nouvelle. Toujours moins de montres, toujours plus chères, c’est une direction prise il y a longtemps. Mais le phénomène prend des proportions inédites.
Si l’industrie horlogère avait une forme, ce ne serait pas une pyramide, mais un sablier instable, dont tout le poids serait au sommet. A la base, il y a l’entrée de gamme, seul segment affichant une croissance (sérieuse) en volume cette année (+11,2%). Un effet que l’on peut, sans prendre trop de risques, attribuer à Swatch et à l’effet MoonSwatch, sa collaboration avec Omega.
L’or en tête
Au sommet, il y a le haut de gamme. C’est là que se concentre la valeur. Au niveau des statistiques d’exportation, cela concerne le segment 3000 francs et plus, qui s’est inscrit en 2023 à 19,7 milliards de francs avec près de 2 millions de montres. Soit un prix moyen à l’export de 9400 francs (près de 19 000 francs prix public). La concentration apparaît encore plus extrême si l’on filtre les statistiques par matière. La catégorie «métaux précieux», essentiellement l’or, a représenté en 2023 un chiffre d’affaires export de 9,3 milliards de francs pour 446 000 montres, soit un prix moyen de plus de 20 000 francs (près de 40 000 francs prix public). Sachant que le haut de gamme se compose de modèles d’exception dont le prix public unitaire dépasse parfois le million de francs, chez Richard Mille, par exemple.
Le moyen de gamme se trouve entre les deux. Sa force de frappe se situe sur le segment export compris entre 500 et 3000 francs et il est essentiellement constitué de montres acier. L’acier et le moyen de gamme sont deux éléments clés pour l’industrie. C’est là que l’horlogerie équilibre son outil de production et réalise sa meilleure marge quand les volumes sont au rendez-vous. Ce segment devrait être la colonne vertébrale du secteur, or c’est celui qui est le plus en délicatesse. Il ne perd pas de terrain, pire, il stagne. Il n’affiche plus que des améliorations résiduelles et ne participe plus aux records d’exportation depuis des années. Yves Bugmann, président de la FH, n’y voit pas un mauvais signe: «Au moins l’acier n’est pas en recul, pas de hausse, mais pas d’hémorragie non plus.» Un effet possiblement porté par le rebond de Longines et Tissot, pénalisées par la Chine pendant le covid.
L’analyste financier de Vontobel, Jean-Philippe Bertschy, souligne un autre point sensible sur cet exercice 2023: «L’écrasement du prix moyen.» Un indicateur central selon lui, qui achève de déboulonner le record d’exportation: «Ces dernières années, le prix a été un vecteur de croissance important. Entre 2019 et 2022, le prix moyen (à l’exportation) a augmenté de plus de 50%. Entre 2022 et 2023, le prix moyen est resté le même.»
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Si l’industrie horlogère avait une forme, ce ne serait pas une pyramide, mais un sablier instable, dont tout le poids serait au sommet