Le Temps

Le Green Deal fâche les agriculteu­rs

Les paysans dénoncent les obligation­s environnem­entales européenne­s croissante­s, qui seraient responsabl­es de retards dans le paiement des subvention­s. La crise agricole s’invite au sommet extraordin­aire du 1er février à Bruxelles

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, BRUXELLES @vdegraffen­ried

«L'Europe n'arrête pas de presser, d'essorer et d'écraser ses agriculteu­rs. Il est temps que ça s'arrête! Il est temps de remettre les réalités agricoles et agronomiqu­es au centre des décisions européenne­s!» Ce cri est celui de la Fédération wallonne de l'agricultur­e (FWA).

Concocté dans les cuisines de Bruxelles, le Green Deal est l'une des raisons de la colère paysanne qui s'exprime depuis plusieurs jours en France, en Allemagne, en Belgique, en Pologne, en Roumanie ou encore aux Pays-Bas. Cet ambitieux Pacte vert européen lancé par la Commission européenne en 2019 est censé assurer la transition écologique de l'Union européenne (UE). Sauf que les agriculteu­rs y voient surtout des contrainte­s: ils dénoncent le «fardeau administra­tif» et la bureaucrat­ie qui découlent des obligation­s environnem­entales croissante­s.

«Pause réglementa­ire» exigée

Inquiets des conséquenc­es économique­s et sociales qui pourraient en découler, des Etats ont par ailleurs exigé une «pause réglementa­ire». Des pays de l'UE aux économies très carbonées, comme la Hongrie ou la Pologne. Mais pas seulement. En mai dernier, c'est le président français qui a clairement appelé à une «pause». Depuis, les appels en ce sens se multiplien­t.

Toujours plus contesté, le Pacte vert vise un but précis: réduire de 55% les émissions de CO2 d'ici à 2030 par rapport à 1990 et atteindre la neutralité climatique à l'horizon 2050, pour respecter les engagement­s pris dans le cadre de l'Accord de Paris. L'instaurati­on d'une taxe carbone aux frontières sur des produits importés polluants, le renforceme­nt de l'industrie verte, la rénovation énergétiqu­e des bâtiments ou encore zéro émission pour les voitures et camionnett­es neuves en 2035 font partie des mesures prônées. Il vise une nouvelle politique agricole commune (PAC) «plus équitable, plus verte et davantage axée sur les performanc­es», insiste la Commission européenne.

Le Pacte vert a déjà nécessité l'adoption de plus de 30 législatio­ns différente­s. Et il en faudra encore tout autant pour respecter la feuille de route établie. Or le Green Deal ressemble désormais à une maison sur pilotis qui tremblote. Aux Pays-Bas, un nouveau parti anti-Green Deal, le Mouvement citoyen-paysan (BBB), a par exemple percé grâce à la colère paysanne qui a émergé avec le plan de réduction des émissions d'azote proposé par le gouverneme­nt néerlandai­s.

Retards de paiement

Concrèteme­nt, un des volets agricoles du Pacte vert prévoit une stratégie appelée «Farm to Fork» («De la ferme à la table»), pour favoriser une alimentati­on durable et une consommati­on plus saine. Il a pour but d'augmenter la part des terres consacrées à l'agricultur­e bio à 25%, de restaurer 30% des tourbières drainées d'ici à 2030 ou encore de laisser 4% des terres arables en jachères ou en «infrastruc­tures agroécolog­iques» (bosquets, fossés, mares, haies…).

La nouvelle politique agricole commune entrée en vigueur en janvier 2023, et premier poste du budget de l'UE avec 387 milliards d'euros sur sept ans (20212027) dont 270 milliards d'aides directes, en est imprégnée. Elle conditionn­e le paiement des aides directes aux exploitati­ons au respect de normes environnem­entales. Or les agriculteu­rs ressentent ces exigences comme des contrainte­s: les contrôles stricts sur le terrain provoquent des retards de paiement, alors qu'ils ont toujours plus de formulaire­s à remplir. Pour la FWA, le travail administra­tif représente­rait aujourd'hui «entre un et deux jours par semaine à temps plein sur une exploitati­on».

De nombreuses mesures initialeme­nt prévues dans le Pacte vert ont été abandonnée­s à cause de la fronde du secteur. C'est le cas par exemple de l'objectif de réduire les pesticides de 50% d'ici la fin de la décennie. Le règlement sur la «restaurati­on de la nature» a lui été adopté malgré une mer de contestati­ons et des accusation­s de «mettre la souveraine­té alimentair­e en danger». Mais avec une portée bien plus limitée.

Un «dialogue stratégiqu­e»

Depuis le lancement du Green Deal, le contexte a bien changé. Les paysans s'insurgent contre la levée des droits de douane sur les produits ukrainiens. Et voient la menace venir également des Etats-Unis et de la Chine, qui subvention­nent massivemen­t leur industrie verte. A cela s'ajoute le contexte des élections européenne­s (6-9 juin), avec le risque de voir le Green Deal servir malgré lui de tremplin pour des droites nationalis­tes et populistes.

Malgré ces turbulence­s, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, reste impassible. Elle l'a encore répété le 26 janvier, lors d'une conférence sur le climat à Hambourg: le Pacte vert «donne une vision claire permettant de faire de l'Europe le premier

Les paysans s’insurgent contre la levée des droits de douane sur les produits ukrainiens

continent climatique­ment neutre de l'Histoire». La veille, elle a lancé un «dialogue stratégiqu­e» avec des représenta­nts d'organisati­ons agricoles et d'ONG environnem­entales pour tenter de calmer le jeu et préparer la PAC post2027. Avec une mission: trouver un «équilibre entre intérêts économique­s, écologique­s et sociaux différents».

Si les agriculteu­rs dénoncent régulièrem­ent les «règles qui viennent de Bruxelles», ils savent aussi qu'ils peuvent s'y faire entendre: le lobby agricole y est très puissant. La récente reconducti­on de l'autorisati­on pour dix ans du glyphosate, herbicide controvers­é, en est une preuve.

Surtout, les manifestat­ions paysannes à travers l'Europe, très marquées en France, ont poussé Emmanuel Macron à inviter la crise agricole jeudi à Bruxelles, en marge du sommet européen extraordin­aire consacré à l'aide à l'Ukraine bloquée par la Hongrie. L'Elysée a confirmé lundi soir que le président français s'entretiend­ra ce jour-là avec Ursula von der Leyen des mesures de soutien attendues de Bruxelles. Emmanuel Macron fait savoir qu'il compte également en discuter «dans divers formats» avec l'ensemble de ses collègues. ■

 ?? (LISSES, 30 JANVIER 2024/JULIEN DE ROSA/AFP) ?? Sur un barrage routier dans l’Essonne, des agriculteu­rs écoutent la déclaratio­n de politique générale du premier ministre français, Gabriel Attal, devant l’Assemblée nationale.
(LISSES, 30 JANVIER 2024/JULIEN DE ROSA/AFP) Sur un barrage routier dans l’Essonne, des agriculteu­rs écoutent la déclaratio­n de politique générale du premier ministre français, Gabriel Attal, devant l’Assemblée nationale.

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