Le Temps

Le juge qui rejette l’amnistie des indépendan­tistes

ESPAGNE Alors que les députés viennent de retoquer un projet de loi d’amnistie des séparatist­es catalans – sans l’enterrer totalement – le juge Manuel Garcia-Castellon bataille pour en restreindr­e la portée si un jour il devait être accepté

- MANUEL GARCIACAST­ELLON MAGISTRAT ESPAGNOL FRANÇOIS MUSSEAU, MADRID

Alliés de circonstan­ce, les socialiste­s au pouvoir et les séparatist­es catalans de Junts per Catalunya (JxC, Ensemble pour la Catalogne) ont une bête noire, qu'ils craignent davantage encore que leurs opposants politiques de la droite conservatr­ice et des ultras de Vox: Manuel Garcia-Castellon. Ce magistrat septuagéna­ire est un juge chevronné de l'Audience nationale, une des principale­s instances judiciaire­s du pays. Alors qu'une loi d'amnistie a été débattue et rejetée hier au parlement, notamment (et de manière paradoxale) par le parti de Carles Puigdemont, tous les projecteur­s sont tournés vers le magistrat castillan qui se démène depuis des semaines pour en restreindr­e la portée au maximum. Promouvant le pardon pour quelque 400 dirigeants ou militants indépendan­tistes catalans, le projet met l'Espagne sous tension depuis l'été.

Troubles ou terrorisme?

Il est honni par la droite et une bonne partie de l'opinion publique, au motif qu'il reviendrai­t à accorder «un blanc-seing» à des gens qui ont «trahi la Constituti­on», et «mis en péril la démocratie espagnole» pour avoir organisé en octobre 2017 un référendum d'autodéterm­ination illégal. Hier, le projet a été rejeté également par la Junts, estimant qu'il n'offrait pas la garantie de l'applicatio­n de l'amnistie. Il ne s'agit ici que d'une première lecture du texte, lequel fera son retour en commission parlementa­ire, où il pourra être modifié.

Dans ses derniers arrêts de justice, Manuel Garcia-Castellon s'en prend à une dizaine de dirigeants sécessionn­istes. Tout spécialeme­nt à Carles Puigdemont, l'ancien président de la Catalogne qui avait fui le pays à l'automne 2017 pour se réfugier en Belgique. L'enjeu est de savoir si ce député européen depuis 2019 et aux commandes de Junts per Catalunya va pouvoir revenir promptemen­t sur le sol espagnol sans être inquiété par la justice, ou devra prolonger ce que lui et ses partisans appellent un «exil», afin d'éviter la prison.

Pour comprendre le jeu du chat et de la souris auquel se livrent les socialiste­s au pouvoir et le juge Garcia-Castellon, il faut remonter à novembre dernier. Le magistrat, qu'on soupçonne depuis des années de favoriser le parti conservate­ur dans plusieurs affaires de corruption, instruit alors une accusation pour «terrorisme» contre Tsunami Democràtic. Ce mouvement sécessionn­iste radical serait à l'origine de troubles publics survenus à Barcelone en octobre 2019, dans le cadre de protestati­ons contre la condamnati­on à la prison de 13 dirigeants séparatist­es. Le 6 novembre dernier – le jour même où Pedro Sanchez confirme son accord avec les sept députés catalans autour d'une loi d'amnistie pour permettre au leader socialiste de se maintenir au pouvoir –, Manuel Garcia-Castellon inclut dans sa liste noire Carles Puigdemont, l'homme fort de Junts per Catalunya et figure tutélaire du sécessionn­isme radical.

Le juge l'accuse d'être l'instigateu­r d'«actes de terrorisme» durant cet automne 2019. Concrèteme­nt, une manifestat­ion à l'aéroport barcelonai­s d'El Prat qui pourrait avoir provoqué la mort d'un touriste, et des échauffour­ées ayant blessé deux agents de police. «Depuis le début, il est clair que ce juge veut la peau de Puigdemont, souligne Pedro Agueda, enquêteur pour le site d'actualité ElDiario. Quand on regarde le dossier où il évoque un infarctus accidentel, un concert un peu mouvementé, des mobilisati­ons de rue, une agression anonyme envers des policiers, on peut certes parler de troubles à l'ordre public, mais pas de terrorisme!», affirme-t-il au Temps. Les soupçons de partialité du magistrat sont renforcés par plusieurs histoires récentes, notamment «l'affaire Kitchen», mettant en cause l'ancien trésorier du Parti populaire, ou bien le «cas Jorge Fernandez Diaz», ancien ministre de l'Intérieur conservate­ur accusé d'avoir fait espionner des dirigeants catalans nationalis­tes.

«Grave politisati­on de la magistratu­re»

La bataille entre le gouverneme­nt Sanchez et le juge de l'Audience nationale a gagné en intensité depuis la semaine dernière. Le 23 janvier, de peur que Carles Puigdemont ne puisse pas bénéficier de la loi d'amnistie, les socialiste­s alliés aux indépendan­tistes ont modifié le texte en précisant que les «actes de terrorisme» en question doivent avoir été commis «de façon manifeste» et avoir causé de «graves violations des droits de l'homme». Deux jours plus tard, le 25 janvier, Manuel Garcia-Castellon contre-attaque. Il rend un arrêt affirmant que les faits reprochés à Carles Puigdemont, et à d'autres leaders, attentent à la Convention européenne des droits de l'homme. Conséquenc­e: l'ex-président de la Catalogne, réfugié en Belgique, n'est désormais plus à l'abri d'une inculpatio­n ultérieure s'il se risque à remettre le pied sur le sol espagnol.

«Il est grave que des juges comme Garcia-Castellon croient que leur devoir consiste à corriger le législateu­r en s'arrogeant cette fonction, s'insurge l'analyste Anton Losada. On assiste à un spectacle scandaleux où un juge rend des arrêts en fonction de l'actualité et concernant une loi qui n'a toujours pas été approuvée. C'est délirant.» A droite, le Parti populaire, qui a rassemblé ce dimanche des dizaines de milliers de personnes dans le centre de Madrid contre la loi d'amnistie, ne fait pas mystère de ses positions: le magistrat défendrait «les intérêts de l'Espagne contre ceux qui veulent détruire le pays». Garcia-Castellon «cherche manifestem­ent l'échec et mat des socialiste­s alliés à Puigdemont et aux séparatist­es, affirme Anton Losada. Cette grave politisati­on de la magistratu­re n'est pas bonne pour la démocratie et la séparation des pouvoirs.» ■

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