La clarinette givrée
En résidence à l’Orchestre de la Suisse romande, en concert ce jeudi au BFM à Genève, le clarinettiste suédois élargit les frontières du répertoire classique grâce à des projets innovants
Blond au regard bleu polaire, Martin Fröst ne perd pas le nord. Lui qui a grandi dans les contrées septentrionales de la Suède, à une époque où le réchauffement climatique n’était encore qu’une musique d’avenir, n’a rien d’un clarinettiste «classique» stricto sensu. Il met à contribution son corps entier dans ses interprétations, qui tiennent parfois de la performance. La grâce des gestes, l’infinie palette de nuances, la capacité de faire virevolter les sons comme s’il était porté par un souffle supérieur le distinguent du lot des clarinettistes.
A force de développer des projets à tendance multimédia avec des chorégraphes, des concepteurs de lumières et des graphistes, Martin Fröst a fini par intégrer des éléments de cette chorégraphie dans sa manière de jouer. Il tournoie dans de telles poses, qu’elles pourraient s’apparenter à des pirouettes pour capter l’attention du public. «Je ne cherche pas à être smart ou à essayer de plaire. C’est ma manière de m’exprimer sur scène et de contribuer au vent du changement. J’ai toujours un ou deux projets en tête, de sorte à ouvrir les portes de la musique classique pour le futur. Je pense qu’il faut oser – quitte à se tromper –, être brave et culotté.»
Classique, folklore et impro
Souvent, ce givré de la clarinette – mêle en un même concert des oeuvres du répertoire classique, de courtes improvisations et des pièces dérivées du folklore, comme les arrangements de musique klezmer par son frère cadet Göran Fröst. Il lui arrive d’intégrer une pantomime, comme pour le concerto Peacock Tales, du compositeur Anders Hillborg, créé en 1998 et promené dans de nombreuses salles. Chaque projet de Martin Fröst porte un titre intrigant, dans l’air du temps (Genesis, Retrotopia, Exodus), avec de savants mélanges, de la musique des temps anciens au folk. Martin Fröst crée aussi des concertos contemporains, dans des styles aussi opposés que ceux de la Britannique Anna Clyne et du Genevois Michael Jarrell.
Né à Uppsala en 1970 de parents médecins, il a grandi dans une ville du nord de la Suède où la musique était un ciment communautaire. «Mon père jouait de l’alto, ma mère du piano et du violon. Ils ont formé des orchestres amateurs.» Leurs enfants, trois garçons, leur emboîtent le pas. L’aîné fait du piano; le deuxième, le petit Martin, commence par le violon qu’il troque pour la clarinette; le cadet s’éprend de l’alto. «On faisait de la musique de chambre à la maison. C’est en écoutant le Concerto de Mozart dans la version de Jack Brymer, Neville Marriner et The Academy of St Martin in the Fields – que j’ai eu envie de commencer la clarinette.» Un coup de foudre qui l’amène à dompter son souffle.
Parti étudier à 15 ans à Stockholm, il se perfectionne ensuite auprès du «pape de la clarinette» Hans Deinzer à Hanovre. Bardé de récompenses, ayant décroché un Premier Prix au Concours de Genève en 1997, Martin Fröst connaît rapidement le succès grâce à ses interprétations des grands classiques et ses projets hors cadre.
S’il peut paraître autocentré, avec une conscience aiguë des postures et de la manière de se mettre en valeur, le Scandinave aux blondeurs éternelles éprouve un intense besoin de collaboration. Ses derniers projets prouvent l’importance qu’il accorde au partage. Il aime participer à des résidences symphoniques, comme avec l’Orchestre de la Suisse romande (OSR) pour la saison 2023-2024. Tour à tour soliste, chef d’orchestre, dirigeant un ensemble de musiciens avec une gestuelle digne d’une chorégraphie (qu’il appelle «conductography»), il a développé son propre style de performance.
Liens souterrains
Il aime dresser des passerelles entre les époques et les styles, entreprendre des projets innovants sous forme de voyages musicaux dans le temps, tisser des liens souterrains – entre le chant grégorien, les hymnes de l’abbesse bénédictine Hildegard von Bingen, les musiques tsigane, klezmer et folk et le tango.
«Rester isolé comme musicien, il n’y a rien de plus mauvais», dit-il. Selon lui, la concurrence dans le champ des musiques actuelles est telle – sans parler de l’avènement de l’intelligence artificielle qui pourrait encore accélérer la production de titres sur des plateformes comme Spotify – qu’il voudrait être un agent du «changement». «Regardez l’industrie du film ou d’autres disciplines artistiques contemporaines: les gens n’arrêtent pas d’expérimenter, et on dispose aujourd’hui d’infiniment plus d’outils qu’il y a 50 ans.» ■
Martin Fröst, Jonathan Nott et l’Orchestre de la Suisse romande: je 1er février à 19h30 au BFM de Genève (Festival des solistes de l’OSR).
«J’ai toujours un ou deux projets en tête, de sorte à ouvrir les portes de la musique classique. Je pense qu’il faut oser, être courageux et culotté»