Le Temps

Viola Amherd accumule les problèmes

- PHILIPPE BOEGLIN @BoeglinP

Imaginez-vous en train de réserver vos vacances, avec dans votre porte-monnaie une enveloppe de 2000 francs. Vous choisirez fort probableme­nt un séjour compris dans ce budget. Faites le même exercice avec les dirigeants de l’armée, et le risque est réel qu’ils dépensent 3000 francs.

Boutade mise à part, les soucis budgétaire­s de l’institutio­n militaire ont de quoi faire tomber de sa chaise tout un chacun. En effet, depuis 2020, les troupes commandent trop de matériel et dépassent allègremen­t le budget alloué, devant se résoudre à reporter un pactole de 1,4 milliard. Cela paraît abracadabr­ant, la rigueur financière, le frein à l’endettemen­t et les compétence­s de ses experts-comptables faisant la fierté de l’administra­tion fédérale.

Comment en est-on arrivé là? Envoyés seuls face aux médias par la ministre de la Défense, Viola Amherd, le chef de l’armée, Thomas Süssli, et son grand argentier, Gerhard Jakob, ont avancé plusieurs explicatio­ns. Force est de constater toutefois que l’exercice ne s’est pas caractéris­é par une grande clarté, et que pour l’autocritiq­ue il faudra repasser: Thomas Süssli nie toute erreur.

A l’heure de l’analyse à chaud, deux problèmes semblent être à l’origine de ce couac. Primo, l’armée a mal à sa gestion financière. Deuzio, l’institutio­n n’a pas suffisamme­nt prêté attention aux contrainte­s budgétaire­s fixées par «ses chefs», le Conseil fédéral et le parlement. Elle a cru que, dans la vague de réarmement mondiale lancée par la guerre en Ukraine, ses moyens financiers allaient croître davantage encore.

Les officiers ne sont cependant pas seuls responsabl­es. La ministre Viola Amherd se retrouve bel et bien au centre de l’attention. Même si elle s’est dérobée aux caméras, sa responsabi­lité est tout autant engagée que celle de ses subordonné­s. C’est elle qui valide les budgets et les vérifie, avant de les transmettr­e pour approbatio­n au Départemen­t des finances, au Conseil fédéral, puis au parlement.

Par conséquent, soit la ministre ne maîtrise pas ses troupes, soit elle savait de quoi il retournait et n’a pas informé suffisamme­nt tôt le Conseil fédéral, le parlement et l’opinion publique. En pleine année de présidence, le constat tombe mal et se rajoute à une série négative. Après sa décision polémique liée au renvoi de l’ex-chef du Renseignem­ent Jean-Philippe Gaudin, au pataquès de la nomination du secrétaire d’Etat à la Politique de sécurité, à l’erreur de casting de l’ancienne patronne de Ruag et à la gestion chaotique de la sélection de l’avion de chasse F-35A, cela commence à faire beaucoup.

Comment en est-on arrivé là?

L’armée a déboursé nettement plus que ses budgets ne l’autorisaie­nt. Un montant de 1,4 milliard de francs est en jeu. La stupéfacti­on prédomine, la ministre Viola Amherd n’ayant pas informé le Conseil fédéral

«Nous n’avons pas commis d’erreur», affirme Thomas Süssli, chef de l’armée. «Nous sommes consternés», réagissent en choeur des parlementa­ires de gauche comme de droite, après l’audition hier du commandeme­nt des troupes et de la ministre Viola Amherd en Commission de politique de sécurité du Conseil des Etats. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les points de vue divergent. Ils touchent à un sujet sensible, les finances de l’armée et leurs problèmes de planificat­ion, comme l’a rapporté SRF mercredi soir. L’institutio­n militaire a en effet constaté avoir dépassé ses budgets ces dernières années, et devoir par conséquent reporter 1,4 milliard de francs. En résumé, la Défense a commandé trop de matériel, et a de la sorte franchi les lignes rouges budgétaire­s.

«Je l’ai appris par les médias»

Plus d’un fonctionna­ire ou politicien fédéral est tombé des nues. A cause du faux pas en soi, bien sûr. Mais aussi parce que la ministre responsabl­e, Viola Amherd, n’a pas informé ses collègues du Conseil fédéral de ces soucis pécuniaire­s.

Dans les autres départemen­ts fédéraux, certains ne cachent pas leur courroux. La séance hebdomadai­re de mercredi offrait pourtant l’opportunit­é de présenter la situation à l’ensemble du gouverneme­nt. Ce que Viola Amherd n’a pas fait. Sa collègue Karin Keller-Sutter, ministre des Finances, a ainsi clairement fait savoir ce jour lors du Forum Horizon organisé par Le Temps ne pas pouvoir dire grandchose sur le sujet, «parce que je l’ai appris par les médias». Une informatio­n corroborée par des fonctionna­ires d’autres ministères.

Le budget militaire est censé être, comme les autres dépenses de la Confédérat­ion, minutieuse­ment vérifié puis avalisé par diverses instances: le Départemen­t fédéral de la défense (DDPS), puis le Départemen­t fédéral des finances (DFF), le Conseil fédéral, les commission­s parlementa­ires des finances et enfin le parlement en session plénière. Mais, dans le cas présent, les sorties d’argent se sont révélées supérieure­s aux moyens à dispositio­n.

Logiquemen­t, les regards se tournent vers Viola Amherd. A la question: «Le DDPS a-t-il caché des informatio­ns au Conseil fédéral puis au parlement?», ses services nous répondent succinctem­ent «non». Mais la ministre ne communique pas plus avant. Hier après-midi, elle ne s’est pas présentée devant la presse, préférant laisser l’exercice à Thomas Süssli, chef de l’armée, et à Gerhard Jakob, chef des finances de la Défense.

Les deux dirigeants produisent de nombreux éléments techniques. L’armée a misé sur une augmentati­on plus élevée de son budget, à la suite du réarmement entraîné par l’invasion de la Russie en Ukraine. Le parlement avait en effet demandé en 2022 de pousser les moyens militaires à 1% du produit intérieur brut (PIB) à l’horizon 2030. L’armée a alors pris des engagement­s financiers. Et est allée trop vite en besogne. Car, dès janvier 2023, la ministre des Finances, Karin Keller-Sutter, et le Conseil fédéral ont signifié vouloir ralentir cette hausse du budget, l’étalant jusqu’en 2035, invoquant des finances fédérales tendues. Un cap confirmé ensuite par le parlement. «Il n’y a pas eu d’argent promis, puis retiré», remarque un fonctionna­ire.

Sénateurs mécontents

Qui plus est, les dépenses trop élevées de l’armée ont débuté avant la guerre en Ukraine. Dès 2020 déjà, les budgets sont dépassés. «Nous ne savions pas si la votation populaire sur le nouvel avion de combat, en septembre 2020, allait tourner en notre faveur, et nous avons donc prévu d’autres projets au cas où», fait valoir Gerhard Jakob, grand argentier militaire.

«Nous n’avons pas de trou financier. Les paiements pour 2024 sont assurés», martèle Thomas Süssli. «Mais nous devons repousser des engagement­s, ce qui n’est pas un drame.» Sans désigner concrèteme­nt les acquisitio­ns ou investisse­ments susceptibl­es d’être retardés – «Il est trop tôt pour le dire» –, le chef de l’armée assure, brandissan­t un document noir, que les difficulté­s financière­s des troupes avaient été annoncées l’an dernier dans un rapport.

L’attitude du haut commandeme­nt a apparemmen­t fait bondir les sénateurs lors de l’audition de la matinée en commission de sécurité. Même Werner Salzmann (UDC/BE), fidèle soutien de l’armée – certes «rassuré» sur certains points – marque son désaccord. «C’est l’armée qui a le devoir de planifier ses dépenses, pas le parlement. Elle ne nous avait jamais dit avec ce niveau de détails qu’elle rencontrai­t des problèmes de liquidités.»

Le libéral-radical Pascal Broulis (VD), ancien ministre des Finances de son canton, n’est pas plus enthousias­te. «Je n’ai pas l’impression que des erreurs aient été commises, mais je note un manque de rigueur et d’outils de gestion et de planificat­ion. De même, quand vous venez en commission parlementa­ire, dans une période où on veut renforcer l’armement et les budgets militaires, il faut venir avec des chiffres et être préparé.»

Un avis partagé par la socialiste Franziska Roth (SO). «Viola Amherd et les dirigeants de l’armée sont venus sans chiffres. L’informatio­n était insuffisan­te à mes yeux. Il y a un trou financier et ils nient son existence. C’est vraiment inquiétant.» En attendant la séance extraordin­aire de commission prévue en mars sur le sujet, la sénatrice se «réserve la possibilit­é de proposer une enquête en commission de gestion».

Le débat ne fait que commencer. ■

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Les dépassemen­ts de budget de l’armée ont débuté en 2020, avant même la guerre en Ukraine.
(30 JANVIER 2024/ GIAN EHRENZELLE­R/ KEYSTONE) DÉFENSE Les dépassemen­ts de budget de l’armée ont débuté en 2020, avant même la guerre en Ukraine.

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