Viola Amherd accumule les problèmes
Imaginez-vous en train de réserver vos vacances, avec dans votre porte-monnaie une enveloppe de 2000 francs. Vous choisirez fort probablement un séjour compris dans ce budget. Faites le même exercice avec les dirigeants de l’armée, et le risque est réel qu’ils dépensent 3000 francs.
Boutade mise à part, les soucis budgétaires de l’institution militaire ont de quoi faire tomber de sa chaise tout un chacun. En effet, depuis 2020, les troupes commandent trop de matériel et dépassent allègrement le budget alloué, devant se résoudre à reporter un pactole de 1,4 milliard. Cela paraît abracadabrant, la rigueur financière, le frein à l’endettement et les compétences de ses experts-comptables faisant la fierté de l’administration fédérale.
Comment en est-on arrivé là? Envoyés seuls face aux médias par la ministre de la Défense, Viola Amherd, le chef de l’armée, Thomas Süssli, et son grand argentier, Gerhard Jakob, ont avancé plusieurs explications. Force est de constater toutefois que l’exercice ne s’est pas caractérisé par une grande clarté, et que pour l’autocritique il faudra repasser: Thomas Süssli nie toute erreur.
A l’heure de l’analyse à chaud, deux problèmes semblent être à l’origine de ce couac. Primo, l’armée a mal à sa gestion financière. Deuzio, l’institution n’a pas suffisamment prêté attention aux contraintes budgétaires fixées par «ses chefs», le Conseil fédéral et le parlement. Elle a cru que, dans la vague de réarmement mondiale lancée par la guerre en Ukraine, ses moyens financiers allaient croître davantage encore.
Les officiers ne sont cependant pas seuls responsables. La ministre Viola Amherd se retrouve bel et bien au centre de l’attention. Même si elle s’est dérobée aux caméras, sa responsabilité est tout autant engagée que celle de ses subordonnés. C’est elle qui valide les budgets et les vérifie, avant de les transmettre pour approbation au Département des finances, au Conseil fédéral, puis au parlement.
Par conséquent, soit la ministre ne maîtrise pas ses troupes, soit elle savait de quoi il retournait et n’a pas informé suffisamment tôt le Conseil fédéral, le parlement et l’opinion publique. En pleine année de présidence, le constat tombe mal et se rajoute à une série négative. Après sa décision polémique liée au renvoi de l’ex-chef du Renseignement Jean-Philippe Gaudin, au pataquès de la nomination du secrétaire d’Etat à la Politique de sécurité, à l’erreur de casting de l’ancienne patronne de Ruag et à la gestion chaotique de la sélection de l’avion de chasse F-35A, cela commence à faire beaucoup.
Comment en est-on arrivé là?
L’armée a déboursé nettement plus que ses budgets ne l’autorisaient. Un montant de 1,4 milliard de francs est en jeu. La stupéfaction prédomine, la ministre Viola Amherd n’ayant pas informé le Conseil fédéral
«Nous n’avons pas commis d’erreur», affirme Thomas Süssli, chef de l’armée. «Nous sommes consternés», réagissent en choeur des parlementaires de gauche comme de droite, après l’audition hier du commandement des troupes et de la ministre Viola Amherd en Commission de politique de sécurité du Conseil des Etats. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les points de vue divergent. Ils touchent à un sujet sensible, les finances de l’armée et leurs problèmes de planification, comme l’a rapporté SRF mercredi soir. L’institution militaire a en effet constaté avoir dépassé ses budgets ces dernières années, et devoir par conséquent reporter 1,4 milliard de francs. En résumé, la Défense a commandé trop de matériel, et a de la sorte franchi les lignes rouges budgétaires.
«Je l’ai appris par les médias»
Plus d’un fonctionnaire ou politicien fédéral est tombé des nues. A cause du faux pas en soi, bien sûr. Mais aussi parce que la ministre responsable, Viola Amherd, n’a pas informé ses collègues du Conseil fédéral de ces soucis pécuniaires.
Dans les autres départements fédéraux, certains ne cachent pas leur courroux. La séance hebdomadaire de mercredi offrait pourtant l’opportunité de présenter la situation à l’ensemble du gouvernement. Ce que Viola Amherd n’a pas fait. Sa collègue Karin Keller-Sutter, ministre des Finances, a ainsi clairement fait savoir ce jour lors du Forum Horizon organisé par Le Temps ne pas pouvoir dire grandchose sur le sujet, «parce que je l’ai appris par les médias». Une information corroborée par des fonctionnaires d’autres ministères.
Le budget militaire est censé être, comme les autres dépenses de la Confédération, minutieusement vérifié puis avalisé par diverses instances: le Département fédéral de la défense (DDPS), puis le Département fédéral des finances (DFF), le Conseil fédéral, les commissions parlementaires des finances et enfin le parlement en session plénière. Mais, dans le cas présent, les sorties d’argent se sont révélées supérieures aux moyens à disposition.
Logiquement, les regards se tournent vers Viola Amherd. A la question: «Le DDPS a-t-il caché des informations au Conseil fédéral puis au parlement?», ses services nous répondent succinctement «non». Mais la ministre ne communique pas plus avant. Hier après-midi, elle ne s’est pas présentée devant la presse, préférant laisser l’exercice à Thomas Süssli, chef de l’armée, et à Gerhard Jakob, chef des finances de la Défense.
Les deux dirigeants produisent de nombreux éléments techniques. L’armée a misé sur une augmentation plus élevée de son budget, à la suite du réarmement entraîné par l’invasion de la Russie en Ukraine. Le parlement avait en effet demandé en 2022 de pousser les moyens militaires à 1% du produit intérieur brut (PIB) à l’horizon 2030. L’armée a alors pris des engagements financiers. Et est allée trop vite en besogne. Car, dès janvier 2023, la ministre des Finances, Karin Keller-Sutter, et le Conseil fédéral ont signifié vouloir ralentir cette hausse du budget, l’étalant jusqu’en 2035, invoquant des finances fédérales tendues. Un cap confirmé ensuite par le parlement. «Il n’y a pas eu d’argent promis, puis retiré», remarque un fonctionnaire.
Sénateurs mécontents
Qui plus est, les dépenses trop élevées de l’armée ont débuté avant la guerre en Ukraine. Dès 2020 déjà, les budgets sont dépassés. «Nous ne savions pas si la votation populaire sur le nouvel avion de combat, en septembre 2020, allait tourner en notre faveur, et nous avons donc prévu d’autres projets au cas où», fait valoir Gerhard Jakob, grand argentier militaire.
«Nous n’avons pas de trou financier. Les paiements pour 2024 sont assurés», martèle Thomas Süssli. «Mais nous devons repousser des engagements, ce qui n’est pas un drame.» Sans désigner concrètement les acquisitions ou investissements susceptibles d’être retardés – «Il est trop tôt pour le dire» –, le chef de l’armée assure, brandissant un document noir, que les difficultés financières des troupes avaient été annoncées l’an dernier dans un rapport.
L’attitude du haut commandement a apparemment fait bondir les sénateurs lors de l’audition de la matinée en commission de sécurité. Même Werner Salzmann (UDC/BE), fidèle soutien de l’armée – certes «rassuré» sur certains points – marque son désaccord. «C’est l’armée qui a le devoir de planifier ses dépenses, pas le parlement. Elle ne nous avait jamais dit avec ce niveau de détails qu’elle rencontrait des problèmes de liquidités.»
Le libéral-radical Pascal Broulis (VD), ancien ministre des Finances de son canton, n’est pas plus enthousiaste. «Je n’ai pas l’impression que des erreurs aient été commises, mais je note un manque de rigueur et d’outils de gestion et de planification. De même, quand vous venez en commission parlementaire, dans une période où on veut renforcer l’armement et les budgets militaires, il faut venir avec des chiffres et être préparé.»
Un avis partagé par la socialiste Franziska Roth (SO). «Viola Amherd et les dirigeants de l’armée sont venus sans chiffres. L’information était insuffisante à mes yeux. Il y a un trou financier et ils nient son existence. C’est vraiment inquiétant.» En attendant la séance extraordinaire de commission prévue en mars sur le sujet, la sénatrice se «réserve la possibilité de proposer une enquête en commission de gestion».
Le débat ne fait que commencer. ■