Le Temps

Quand la BNS préfère les banques aux cantons

- MICHAËL MALQUARTI VICE-PRÉSIDENT DU PARTI VERT’LIBÉRAL GENEVOIS

Nous avons appris que la BNS a réalisé une perte d’environ 3 milliards de francs en 2023 et que pour la deuxième année consécutiv­e, elle ne verserait rien aux cantons et à la Confédérat­ion. Une fois n’est pas coutume, certains ministres cantonaux des Finances ont émis quelques critiques, certes vagues, certes sur un ton qui reste déférent, mais qui pointaient du doigt l’une des nombreuses incohérenc­es entre le discours et les actions de la BNS. Celle-ci déclarait il y a quelques années qu’elle ne distribuer­ait pas entièremen­t la part du bénéfice due constituti­onnellemen­t aux cantons, mais en placerait une grande partie dans une réserve pour distributi­ons futures afin, comme le prévoit la loi, «d’assurer une répartitio­n constante à moyen terme».

Or, de constance, il n’y en a point eu. Et la réserve pour distributi­ons futures, qui s’élevait autrefois à une centaine de milliards de francs, a aujourd’hui totalement disparu par l’artifice d’opérations comptables pour le moins discutable­s. On peut donc comprendre le désarroi des grands argentiers cantonaux, qui viennent, à demi-mot, demander l’aumône. Ils le font toutefois avec le seul argument à juste titre non recevable par notre banque centrale: «Parce que nous en avons besoin pour notre budget.»

Le débat ne doit toutefois pas s’arrêter là, car si la BNS ne veut rien donner aux cantons et à la Confédérat­ion, elle n’a en revanche pas hésité à mettre sa capacité de création monétaire au profit d’intérêts privés. Un choix pour le moins surprenant qui mérite qu’on s’y attarde un peu.

Essayons d’abord de mieux comprendre l’origine de cette perte, a priori surprenant­e étant donné que les marchés financiers étaient positifs en 2023. La BNS a-telle mal géré son portefeuil­le d’actifs? Non, elle a réalisé des profits aussi bien sur ses positions en or que sur ses placements en devises, qui représente­nt ensemble les 9/10 de son portefeuil­le.

Elle a par contre enregistré une perte de 8,5 milliards de francs sur ses «positions en francs», ce qui est à nouveau intrigant, étant donné que seule une petite fraction de ses actifs est libellée dans notre monnaie. Que s’est-il donc passé? En fait, les «positions» dont on parle ici ne sont pas à l’actif, mais au passif du bilan; la vaste majorité de «pertes» provient de la rémunérati­on des avoirs en comptes de virement décidée par la BNS dans le contexte de hausse de ses taux directeurs. La BNS est donc déficitair­e en 2023, car elle a rémunéré les banques qui ont des avoirs auprès d’elle au-delà de ce qu’elle a gagné sur ses placements.

Pour le dire encore plus clairement, la BNS a décidé, pour des raisons spécieuses, de ne rien donner aux cantons et à la Confédérat­ion, mais a choisi souveraine­ment de verser plusieurs milliards aux banques, un don sans contrepart­ie réalisé grâce à son pouvoir de création monétaire. On aurait pu s’attendre à un tollé. On perçoit à peine quelques murmures.

Bien entendu, la direction de la BNS justifiera ce choix en invoquant un ensemble de raisons techniques en lien avec la mise en oeuvre de sa politique monétaire, usant de son argument habituel: c’était soit ça, soit l’effondreme­nt du pays. Les zélateurs de la BNS, pour qui ces considérat­ions techniques sont de toute façon incompréhe­nsibles, se contentero­nt de brandir l’indépendan­ce des autorités monétaires pour ne rien questionne­r et s’en remettront à la grande sagesse de Thomas Jordan et de ses collègues. Et pourtant, les leviers pour mener une politique monétaire sont multiples et impliquent de réaliser des arbitrages. La BNS a fait ces choix-là, il est évident qu’elle aurait pu en faire d’autres. Ne devrions-nous pas en débattre?

Depuis plusieurs années, nous sommes quelques-uns à questionne­r la politique menée par la BNS, à relever son opacité et sa gouvernanc­e dysfonctio­nnelle, à déplorer l’absence de débat public sur des enjeux qui nous concernent tous. Or, le monde politique dans sa très vaste majorité a toujours refusé de se pencher sur le fonctionne­ment de cette institutio­n ô combien importante. Si les cantons, et bientôt peut-être les parlementa­ires fédéraux, ont l’impression de s’être fait rouler dans la farine, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes; ils auraient pu et dû jouer leur rôle de contre-pouvoirs, ne serait-ce qu’en posant les questions qui dérangent.

Certains cantons espèrent maintenant pouvoir renégocier à leur avantage la convention sur la distributi­on des bénéfices. Sans un renforceme­nt substantie­l de leurs compétence­s et sans le courage nécessaire pour briser le tabou qui entoure cette institutio­n toute-puissante, l’issue fait peu de doute. La direction actuelle de la BNS restera donc libre d’interpréte­r à sa façon son devoir constituti­onnel de servir les «intérêts généraux du pays».

On aurait pu s’attendre à un tollé. On perçoit à peine quelques murmures

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