Le Temps

Lavrov-Cassis, le camouflet

- MARIE-HÉLÈNE MIAUTON CHRONIQUEU­SE

Le 23 janvier à New York, Ignazio Cassis, chef du Départemen­t fédéral des affaires étrangères (DFAE), serrait la main de son homologue russe, Sergueï Lavrov, après une discussion en marge du Conseil de sécurité de l’ONU. Il n’a fourni aucune précision sur le contenu de cet entretien, évoquant simplement «plusieurs sujets importants», mais sans citer la thématique du sommet de la paix que la Suisse s’emploie à organiser d’entente avec l’Ukraine. Le Russe, lui, ne s’en est pas privé: «J’ai rencontré le ministre des Affaires étrangères de la Suisse et il a tenté de me convaincre qu’ils pouvaient servir d’intermédia­ires dans n’importe quelle affaire, comme par le passé. J’ai essayé de lui expliquer que le médiateur devait être neutre. Il a dit qu’ils étaient à notre service, mais je lui ai souligné que la stratégie nationale de la Suisse, approuvée pour 2024 à 2027, stipule que la Suisse est prête à construire la sécurité européenne – pas avec la Russie, mais contre la Russie.»

Il est clair que la Russie n’a pas digéré la reprise des sanctions de l’UE par la Confédérat­ion, ni le blocage des avoirs des oligarques, ni qu’elle ait envisagé de geler les fonds de la banque centrale russe. Sans oublier que, cette semaine, 25 chars Leopard suisses sont partis en train pour l’Allemagne, avec interdicti­on expresse d’en faire cadeau à Kiev. Ils ne serviront, c’est juré, qu’à refaire les stocks de Berlin. On ne peut s’empêcher de penser que cela permettra de libérer d’autres unités qui rejoindron­t les champs de bataille du Donbass. Après bien des hésitation­s, et sous la pression de plusieurs pays européens, Berne a fini par céder.

La Russie estime donc que la Suisse a pris parti et c’est vrai, évidemment, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore. Elle est du côté du droit internatio­nal, a bien stipulé le Conseil fédéral, celui de l’agressé et non de l’agresseur. Ayant ainsi choisi son camp, sa neutralité a été écornée. C’est pourquoi, en proposant son entremise à Lavrov, Cassis s’est exposé à un refus qui ressemble bien à un camouflet, très dommageabl­e pour l’image de la Suisse. Le DFAE continue pourtant de se démener comme si la conférence pouvait se tenir sans les Russes, ce que l’ancienne conseillèr­e fédérale, Micheline Calmy-Rey, ne juge pas inutile. Il est permis d’en douter, car on ne connaît que deux façons de faire la paix. Soit une des parties a gagné la guerre et impose un armistice à son adversaire, ce qui n’est pas actuelleme­nt le cas en Ukraine. Soit les deux parties s’entendent sur les modalités d’un cessez-lefeu, ce qui exige de réunir les deux belligéran­ts.

La Suisse a beau se démener pour convaincre les BRICS de peser dans la balance, eux qui sont plus ou moins du côté de Moscou, elle a beau multiplier les contacts, il y a fort à parier que ce sera plutôt la Turquie qui emportera le morceau. Elle seule est perçue comme un médiateur capable de rassembler les acteurs du conflit autour de la table. Quoique membre de l’OTAN, et tout en exprimant son soutien à l’Ukraine, la Turquie n’a pas repris le train des sanctions occidental­es en 2022 – ni en 2014 d’ailleurs après l’annexion de la Crimée –, et elle a tenté avec un certain succès de résoudre la crise sur l’exportatio­n des céréales. Selon Bayram Balci, chercheur spécialisé en études anatolienn­es, Ankara et Moscou ont le même sentiment d’être les mal-aimés de l’Occident, ce qui les rapproche. Toutefois, dit-il, «La Turquie aspire à rester dans le giron de l’Occident, mais tout en menant une politique étrangère autonome». Pour naviguer ainsi entre deux eaux, il faut plus de ruse, de volonté combative et de conscience de soi que n’en a la Suisse, plus encline à esquiver les difficulté­s qu’à les affronter hardiment. Il faut aussi une stature de chef d’Etat comme celle de Recep Tayyip Erdogan.

Si la nouvelle tombée ce mercredi soir se confirme, Vladimir Poutine se rendra à Ankara le 12 février. Pour parler de quoi, je vous le donne en mille?

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