Zuckerberg s’excuse, mais rien ne changera
Les dirigeants de cinq grands groupes étaient auditionnés par le Sénat américain dans la nuit de mercredi à jeudi. Accusés de ne pas protéger les enfants en ligne, ils ont fait profil bas. Tout en sachant que la législation n’évoluera certainement pas
La trame du show est bien connue. Une prestation sous serment de la part des représentants des géants de la technologie, puis une salve de questions posées par des membres du Sénat ou de la Chambre des représentants et, à la fin, de vagues promesses. Plusieurs fois par année, les dirigeants de Google, Meta, Microsoft ou X (ex-Twitter) font face à des auditions à Washington. Pour parler d’abus de position dominante, de sécurité en ligne ou encore de tromperie. Ce sont des pièces de théâtre aux scénarios très classiques.
Mais celle jouée dans la nuit de mercredi à jeudi a été différente. D’abord, elle concernait les enfants et les adolescents, victimes d’abus en ligne alors qu’ils fréquentaient des réseaux sociaux. Ensuite, des parents des victimes étaient dans la salle, brandissant des photos de leurs enfants qui s’étaient suicidés: à cause de harcèlement en ligne, à cause de l’achat de drogue via les réseaux sociaux, parce qu’ils avaient été contactés par des pédophiles via ces plateformes…
Dans tous les cas, ces enfants avaient utilisé des services en ligne dont les représentants étaient devant le Sénat: Instagram, X, TikTok, Snapchat ou Discord. Leurs responsables, respectivement Mark Zuckerberg, Linda Yaccarino, Shou Zi Chew, Evan Spiegel et Jason Citron, ont subi les foudres de plusieurs politiciens employant des mots très durs. Mais ces échanges tendus donneront-ils suite à des changements législatifs? C’est hautement improbable. Car une loi, dite «section 230», protège fortement les réseaux sociaux de toute attaque en justice.
Qu’ont dit les politiciens? «Les réseaux sociaux détruisent des vies et menacent la démocratie elle-même. Ces entreprises doivent être maîtrisées, sinon le pire est à venir», a affirmé le sénateur Lindsey Graham, ajoutant, face aux représentants des géants de la technologie: «Je sais que vous ne le voulez pas, mais vous avez du sang sur les mains. Vous avez un produit qui tue les gens.»
Le sénateur Ted Cruz a, lui, directement interpellé Mark Zuckerberg, directeur de Meta (maison mère d’Instagram et Facebook) à propos d’un avertissement visible sur Instagram. Ce message indique, selon les recherches, que «ces résultats peuvent contenir des images d’abus sexuels sur des enfants». Puis l’utilisateur a le choix: soit il obtient de l’aide, soit il peut quand même voir les images. «Ce n’est pas possible («What the hell» en anglais), à quoi pensiez-vous?» s’est emporté Ted Cruz. Réponse de Mark Zuckerberg: «Sénateur, la science démontre que lorsque les gens recherchent quelque chose de problématique, il est souvent préférable de les orienter vers cela plutôt que de simplement le bloquer.»
Le directeur de Meta s’est aussi directement adressé aux parents des enfants qui avaient perdu leur vie. «Je suis désolé pour tout ce que vous avez vécu. Personne ne devrait subir ce que vos familles ont enduré et c’est pourquoi nous investissons autant, et nous allons continuer à déployer des efforts à l’échelle du secteur pour faire en sorte que personne n’ait à subir ce que vos familles ont dû endurer.»
«Sénatrice, c’est ridicule»
On a aussi entendu la sénatrice Marsha Blackburn revenir sur une récente enquête du Wall Street Journal, indiquant qu’Instagram recommandait des hashtags pour que les enfants vendent du contenu pédopornographique d’eux-mêmes. La sénatrice a qualifié Meta de «plus grande organisation de trafic sexuel du monde». «Sénatrice, c’est ridicule», a rétorqué Mark Zuckerberg. Marsha Blackburn a poursuivi: «Vous avez une armée d’avocats qui combattent toute législation bipartisane. Allez-vous cesser de faire du lobbying contre la législation examinée lors de cette audition? Vous devez vous asseoir à la table des négociations – des enfants sont en train de mourir.»
De son côté, Evan Spiegel, directeur de Snapchat, a été interpellé à la suite d’une plainte de parents de plus de 60 adolescents. Selon eux, le réseau a facilité l’acquisition par leurs enfants de médicaments utilisés dans des overdoses. Réponse d’Evan Spiegel: «Je suis vraiment désolé que nous n’ayons pas pu empêcher ces tragédies. Nous travaillons très dur pour bloquer tous les termes de recherche liés aux drogues sur notre plateforme.»
En parallèle, plusieurs études internes de Meta ont été citées. Selon l’une d’elles, menée par Facebook auprès d’adolescents au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, plus de 40% des utilisateurs d’Instagram qui ont déclaré se sentir «peu attirants» ont indiqué que ce sentiment était apparu lors de l’utilisation de l’application.
Alors, que restera-t-il de cette pièce de théâtre à la teinte si tragique? Sans doute pas grand-chose. Actuellement, plusieurs projets de législations sont débattus à Washington, dont le «Kids Online Safety Act» (KOSA). Si ce projet devait aboutir, les entreprises gérant des réseaux sociaux devraient prendre des mesures pour combattre le harcèlement en ligne et l’exploitation sexuelle des mineurs. Les plateformes devraient aussi empêcher les entreprises de récolter certaines données personnelles, mais aussi permettre aux parents d’accéder aux paramètres de sécurité des comptes de leurs enfants.
Le KOSA a donc une portée large, demandant en plus aux géants de la tech de surveiller attentivement ce que font les utilisateurs pour qu’ils ne fassent rien d’illégal. Sans surprise, le KOSA est critiqué car il risque de donner justement trop de pouvoir aux empires du numérique, tout en risquant de censurer internet.
Pour l’heure, X et Snapchat soutiennent le KOSA. Mais il est possible que ce soutien soit de la pure communication: sachant que ce texte a très peu de chances de devenir une loi, ces réseaux sociaux ne prennent guère de risque. Pour l’heure, la section 230 les protège: selon cet article de loi, les responsables de plateformes en ligne ne peuvent être tenus responsables du contenu publié par des tiers. Ils doivent simplement prendre toutes les mesures adéquates pour supprimer des contenus illégaux. Durant l’audition, les responsables de Meta, Snapchat, X, Discord et TikTok n’ont eu de cesse de dire qu’ils allaient accroître la taille de leurs équipes de modérateurs et améliorer leurs algorithmes pour bannir tout contenu illégal.
Pour l’heure, sans nouvelle pression législative importante, Mark Zuckerberg et ses confrères peuvent encore largement se contenter de ces promesses.
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«Je sais que vous ne le voulez pas, mais vous avez du sang sur les mains. Vous avez un produit qui tue les gens» LINDSEY GRAHAM, SÉNATEUR RÉPUBLICAIN
«Je suis désolé pour tout ce que vous avez vécu. Personne ne devrait subir ce que vos familles ont enduré» MARK ZUCKERBERG, PATRON DE META