Le Temps

Irène Drésel, électro libre

Troisième album très réussi pour l’artiste française, un an tout juste après sa consécrati­on aux Césars, où elle devenait la première femme à remporter le Prix de la meilleure musique de film. A écouter sans attendre, et à voir en tout début d’été à Festi

- PHILIPPE CHASSEPOT Rose Fluo (Wagram), Irène Drésel. En concert à Festi’neuch le 14 juin.

L’électro serait-elle condamnée à rester une niche ou un sousgenre dans la pop culture? Pas certain, quand on voit les statuts d’artistes grand public acquis par Jean-Michel Jarre et Laurent Garnier, et même pas certain du tout devant la notoriété grandissan­te d’Irène Drésel. Ses premiers pas en pleine lumière datent d’il y a tout juste un an, lors de la cérémonie des Césars, où elle est devenue la toute première femme récompensé­e pour une bande originale de film (A Plein Temps, d’Eric Gravel).

La remise du prix, encore visible sur les sites de partage, est du genre inoubliabl­e: elle surgit le teint diaphane, en robe rouge de corrida, et sulfate un discours survitamin­é comme si elle courait après le dernier bus de nuit. Une minute trente coup-de-poing, et même «coup de boule», puisqu’il paraît que, euphorisée par la récompense, elle en a balancé un, de joie, à son homme assis à ses côtés. Elle dit ne pas s’en souvenir, mais lui n’est semble-t-il pas près d’oublier. Elle jure aussi qu’il n’y avait pas eu de fuite, que l’effet de surprise était total, d’où les jambes qui se dérobent et les émotions qui prennent le dessus.

Un vrai moment de télé qu’elle détaille tout sourire quand on la rencontre dans la glacière parisienne de mi-janvier, le jour même où la capitale était transformé­e en enfer humide et désolée par la dépression Irène. Un prénom pas forcément bien choisi sur ce coup-là.

Studio à l’étable

Quelle femme étonnante, quand même… Elle pourrait avoir l’air discrète avec son physique petit format aux faux airs de Judith Henry dans La Discrète, justement (on jure qu’on ne force pas le trait) mais elle a le regard et l’expression qui nous happent très vite. Elle pose parfois quelques secondes de réflexion avant de répondre, ou lâche des répliques très courtes qui n’appellent pas de prolongati­ons et déstabilis­ent un peu. C’est à la fois la belle endormie et la vague qui s’apprête à naître. La lumière incarnée, mais aussi l’ombre qui guette pour reprendre sa place. Elle est contrastes, paradoxes, et il n’y a rien d’étonnant à cela.

«Souvent, quand j’aime bien ce que je suis en train de faire, je m’arrête et je passe à autre chose pour ne pas le gâcher» IRÈNE DRÉSEL, MUSICIENNE

«Attraction +répulsion = fascinatio­n». Voilà une formule qui lui a longtemps servi de mantra et permis d’assumer le fait d’être «attirée par ce qui me fait peur». D’abord dans une carrière d’artiste contempora­ine, après un passage aux Beaux-Arts, pour ensuite bifurquer musique à la trentaine, en 2016. Son électro hyper-efficace lui vaut toujours un concours d’adjectifs pour la définir: hypnotique, organique, magnétique, spatiale… «Tout me va, tant qu’on ne me dit plus «floral». Celui-là a été utilisé et réutilisé, de façon trop littérale. Parce que je jette des fleurs sur scène? Ça ne veut rien dire, c’est trop facile», dit-elle.

On piochera hypnotique, en ce qui nous concerne, pour décrire son Rose Fluo, format longue durée – double vinyle quand même. Une hypnose d’abord martiale, avec une ouverture de neuf minutes monstrueus­es d’énergie, avant d’alterner entre compos toniques et plus planantes. C’est fluide, jamais étouffant, composé 100% à l’instinct avec de drôles de pauses: «Souvent, quand j’aime bien ce que je suis en train de faire, je m’arrête et je passe à autre chose pour ne pas le gâcher. Je peux ensuite revenir dessus avec une oreille fraîche pour ne pas l’abîmer.» En revanche, cassons ici le mythe de l’artiste techno forcément oiseau de nuit et citadine: Irène vit en pleine cambrousse, entre Dreux et Chartres, elle a installé son studio dans une ancienne étable de 12 m² et passe ses hivers à composer armée de bouillotte­s et d’une ceinture chauffante tellement il y fait froid…

Le goût du rose

Elle rose tout, et c’est aussi à ça qu’on la reconnaît. C’est sa couleur préférée depuis toujours, en version fluo, et ce n’est pas si surprenant si l’on veut bien considérer l’ambiguïté liée à cette drôle de teinte. Le chercheur français Pierre-William Fregonese en a fait un livre passionnan­t cet automne (L’Invention du Rose, Editions PUF) où il insiste notamment sur l’entre-deux permanent dans lequel se meut le rose: «C’est à la fois l’innocence et la transgress­ion. Il n’est pas le vice, mais la proximité avec le vice; pas la pornograph­ie, mais l’érotisme; pas le communisme, mais le socialisme. Il reste toujours à un pas de la ligne à ne pas franchir», détaille-t-il.

Elle en sourit gentiment, absolument pas concernée par les nouveaux débats sur les couleurs historique­ment assignées aux genres. Une façon de rester attachée à l’enfance, peut-être? «Je n’ai pas fait de psychanaly­se, mais sûrement, oui, et je n’ai pas de problème avec ça», dit-elle dans un grand éclat de rire. Elle est vraiment branchée couleurs qui pètent, avec aussi une tendresse pour le vert des aurores boréales islandaise­s, qu’elle a eu la chance de connaître dès sa première visite en Arctique.

Clin d’oeil à Apollinair­e

On la taquine gentiment à lui demander des tirades poétiques sur le sujet – les aurores sont une source d’inspiratio­n et d’émerveille­ment sans limites – mais elle contourne fissa la mauvaise blague et cite d’une traite Nuit rhénane de Guillaume Apollinair­e: «Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire»… C’est plus des poèmes d’alcoolique­s, non?» Nous voilà encore une fois bien attrapés par cette artiste imprévisib­le.

Elle a même un rosier qui porte son nom, grâce à sa rencontre avec Pascal Pinel, le directeur des fameuses roseraies AndréEve basées dans le centre de la France. Il lui a proposé de choisir un pied à sa convenance, elles’est laissée séduire par une belle rose blanche avec des nervures roses tout autour. Les greffes ont eu lieu, et le baptême est prévu sur scène ce printemps: «On fera ça au champagne dans un arrosoir, c’est la tradition. C’est plutôt drôle parce que sur scène, on avait déjà l’habitude de boire à l’arrosoir.» A voir sans faute cet été à Neuchâtel.

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(VALÉRIE MATHILDE) Le troisième disque d’Irène Drésel, «Rose Fluo», oscille entre musique électroniq­ue sophistiqu­ée et techno.

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