Le Temps

Grâce à Rébecca Chaillon, tous les ados sont dans leur assiette

Dans «Plutôt vomir que faillir», à voir au Théâtre Saint-Gervais jusqu’à samedi, quatre jeunes hors normes se racontent. Entre selfies et manga, l’artiste rend un bel hommage à cet âge agité

- MARIE-PIERRE GENECAND

Premier constat. Ce spectacle, créé en 2022 et déjà à l’affiche du Théâtre populaire romand, il y a pile une année, remue moins que Carte noire nommée désir dans lequel Rébecca Chaillon dénonçait l’exotisatio­n et l’érotisatio­n des femmes racisées de manière musclée. «C’est parce qu’il est destiné au public dès 12 ans. Il a fallu s’adapter», informe la metteuse en scène, mercredi, après la première genevoise de Plutôt vomir que faillir, au Théâtre Saint-Gervais.

Que les fans se rassurent. Autour d’une assiette géante dans laquelle dansent couteaux et fourchette­s XXL, le ketchup gicle tout de même en geyser, la mayo salit l’entrejambe et les petits pois tombent du ciel. Une déferlante alimentair­e chère à l’artiste française d’origine martiniqua­ise qui n’a pas nommé sa compagnie «Dans le ventre» pour rien: ce que l’on avale, ce que l’on régurgite, voilà un résumé organique de notre rapport aux normes sociales.

Une parole jaillissan­te

Au Théâtre Saint-Gervais, avant Vidy-Lausanne en mai prochain, entre micro-ondes en pagaille, cuvette de WC et buffet froid, la parole est donc adolescent­e, jaillissan­te. Et appréciée par les élèves genevois venus applaudir ces héros sans peur auxquels, visiblemen­t, ils s’identifien­t parfaiteme­nt. C’est qu’il est difficile de trouver jeunes gens plus attachants que Zakary Bairi, Anthony Martine, Chara Afouhouye et Mélodie Lauret. A tour de rôle, ces comédiens d’une vingtaine d’années reviennent sur leurs 15 ans, face aux «parentosau­res» ou «adultosaur­es», et racontent à quel point ils se sentaient «différents». Le premier dépeint le fossé qui le sépare de son milieu. Zakary n’a hérité ni des traits arabes de son père, ni de son ancrage populaire. A la manière d’un Edouard Louis, le jeune homme en pince pour Duras et Pasolini. Alors il gâte l’école pour tout lire, tout voir de ses artistes phares.

Le même gouffre sépare le Martiniqua­is Anthony Martine de ses origines. Un père qui a servi dans l’armée, une mère qui a grandi au couvent: Anthony, résolument gay et gai, peine à se retrouver dans cette austérité. Plus tard, c’est au tour de Chara Afouhouye de raconter la Guyane évangélist­e de son enfance et un rapport au corps faussé, mal balisé. Une forme d’incontinen­ce qui se traduit sur le plateau par une énurésie en folie au début du spectacle et une scène de la douche digne de Psychose dans la dernière partie. Incontinen­ce aussi du côté de Mélodie Lauret qui, enfant, a arrosé internet de posts, vidéos, et autres messages extrêmes et enamourés dans l’idée de se faire repérer et percer. Dans l’assiette géante devenue écran, il faut voir Mélodie chanter Dis, quand reviendras-tu?, de Barbara, à 11 ans. Le moment est à la fois kitsch et bouleversa­nt. Le complexe de Mélodie? Ses poils qui pullulent. Ce qui lui vaudra de finir en Teddy Bear nouvelle manière…

Des comédiens choisis au feeling

Un spectacle libérateur et réjouissan­t qui montre qu’il est possible de rire de l’adolescenc­e

On le voit. Touchée par ses comédiens qu’elle a choisis «au feeling», précise-t-elle après la représenta­tion, Rébecca Chaillon leur a taillé des parts de lion en termes de confession. Mais ce n’est pas tout. Si le spectacle ravit le public adolescent, c’est que sa forme puise dans l’esthétique du moment. Anthony utilise le manga

One Piece pour dire qu’il est gay et les quatre fantastiqu­es terminent la soirée en se filmant au smartphone dans les coulisses de Saint-Gervais pour un remake d’un nanar de série Z. La metteuse en scène recourt même au pop-corn dans son offensive jeunesse, invitant le public sur le plateau pour mater le thriller cheap que les comédiens tournent en direct.

Tout cela pour dire quoi? Que l’adolescenc­e est un moment oppressant quand on n’appartient pas aux groupes dominants. Mais aussi qu’il est possible d’en rire dix ans après. Ou alors tout de suite pour celles et ceux qui auront la chance de voir ce spectacle libérateur et réjouissan­t.

Plutôt vomir que faillir, Théâtre Saint-Gervais, Genève, jusqu’au 3 février. Vidy-Lausanne, du 29 mai au 2 juin.

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