Le Temps

A Gaza, les civils perdent espoir et manifesten­t contre Israël et le Hamas

Alors que l’enclave palestinie­nne est pilonnée par l’Etat hébreu, qui bombarde sans relâche cette petite terre côtière, les enfants paient un très lourd tribut à la guerre. L’aide humanitair­e est encore trop restreinte

- ALICE FROUSSARD, JÉRUSALEM @alicefrsd

Shahd n’a que 16 ans, mais elle est la seule survivante de sa famille. «Quand je me suis réveillée à l’hôpital, on m’a d’abord dit qu’ils étaient dans un autre établissem­ent. Mais j’ai insisté… Et on m’a finalement annoncé que toute ma famille avait été tuée: mes parents, mes frères Baraa et Mohammed, ma soeur Lama, mes oncles et tantes, Samed, Ramez, Imad, Janna, Zain, Zenna. Je ne sais pas comment je vais continuer à vivre sans eux», racontet-elle, la voix tremblante. A Gaza, la jeune fille est considérée comme une WCNSF – «wounded child, no surviving family» – cette catégorie effrayante pour désigner les enfants blessés sans famille survivante. «Malheureus­ement, ce n’est pas quelque chose de si rare», regrette Tanya Haj-Hassan, qui travaille pour l’organisati­on Médecins sans frontières.

En un peu moins de quatre mois, les forces israélienn­es ont tué plus de 11 500 enfants – c’est presque 100 par jour – et 25 000 sont devenus orphelins, d’après les chiffres du Ministère gazaoui de la santé. «Il s’agit sans aucun doute d’une guerre contre les enfants», dénonce Unicef qui décrit Gaza comme l’un des endroits les plus dangereux du monde pour ces derniers. «Il y a cette intensité des bombardeme­nts, leur nature indiscrimi­née et ce mépris des civils; 40% des victimes seraient des mineurs. Mais ces vérités ne semblent pas se faire sentir», regrette le communiqué.

Même les enfants qui ne sont pas blessés, ceux qui ont encore leurs parents, garderont longtemps les traumatism­es de cette guerre. Sur sa page Instagram, Youssef a posté ce vendredi une photo d’Ahmed, son fils, tout sourire: sur son visage, une moustache blanche de yaourt. «C’était la première fois qu’il en mangeait un depuis les 117 jours de guerre», explique-t-il dans un message vocal. Ce père de deux enfants, 31 ans, déplacé de la ville de Gaza, raconte comment les yeux d’Ahmed se sont illuminés lorsqu’il a vu les petits pots bleu et blanc des laitages qu’il mangeait quotidienn­ement avant la guerre. «Ça m’a réchauffé le coeur de le voir si content, mais ça m’a brisé en même temps. Ce n’est plus une vie, ce n’est pas celle à laquelle on aspirait. Toutes ces privations, cette violence, ces morts, ce cauchemar permanent… Cela restera dans leurs mémoires. Comment peut-on réussir à les rassurer alors que même nous, adultes, nous ne savons pas de quoi sera fait le lendemain?»

«Nous voulons la paix»

Comme Youssef, ils sont nombreux, à Gaza, à commencer à perdre espoir. Signe de cette lassitude, à Khan Younès, une petite centaine d’habitants sont sortis dans les rues le 25 janvier, malgré les combats et les bombardeme­nts, pour exprimer leur mécontente­ment – une première depuis presque quatre mois de guerre. Bedna salam, bedna salam («nous voulons la paix») chantait le cortège, en choeur. Sur des vidéos, postées par plusieurs habitants et des journalist­es sur place, on voit des Gazaouis défiler avec des drapeaux blancs, certains brandissan­t des pancartes ordonnant un cessezle-feu et d’autres levant des bidons d’eau vide au-dessus de leur tête, symbole du manque d’accès à l’eau potable dans cette minuscule bande de terre côtière.

Au fur et à mesure que la guerre s’enlise, les habitants perdent espoir et le mécontente­ment grandit. «Qui se soucie de nos vies? Personne, ni la communauté internatio­nale, ni Israël, et encore moins le Hamas. C’est toujours la même chose: ici, ce sont sans cesse les civils qui paient le prix», témoigne Taha, un habitant de 42 ans, qui a participé aux manifestat­ions. Car si les Palestinie­ns tiennent premièreme­nt Israël comme le responsabl­e de leur situation, les critiques à l’égard du mouvement islamiste

«Qui se soucie de nos vies? Personne, ni la communauté internatio­nale, ni Israël, et encore moins le Hamas» TAHA, HABITANT DE KHAN YOUNÈS

au pouvoir se multiplien­t. «Sur les quelques marchés, dans les rassemblem­ents pour attendre l’aide humanitair­e, on commence à les entendre, poursuit Taha. Il faut dire que les gens n’ont plus rien à perdre, ils sont affamés, ils ont l’impression que quelqu’un se fait de l’argent sur leur dos avec le marché noir, et ils ont déjà tout perdu. Même si le Hamas se maintient, il ne fait pas non plus grand-chose pour améliorer notre situation.»

Le Hamas le sait: il ne peut clamer victoire sur les ruines de Gaza et les milliers de familles brisées. Le mouvement fait donc tout pour obtenir un cessezle-feu permanent, le retrait des troupes israélienn­es de Gaza et la libération des prisonnier­s palestinie­ns. En début de semaine, Israël a proposé un cessez-lefeu d’un mois, extensible, et la libération de prisonnier­s palestinie­ns contre celle des otages. Jeudi soir, quelques habitants de Gaza célébraien­t déjà, ayant mal compris l’annonce d’un cessez-le-feu, qui n’a toujours pas été confirmé. «Nous n’y croirons que lorsqu’il n’y aura plus de bombardeme­nts», tempère prudemment Abrar, une jeune étudiante gazaouie de 16 ans, jointe par téléphone. «Nous y croirons quand nous pourrons aller voir les ruines de nos maisons, notre quartier, anéanti, sans prendre le risque de se faire tuer.» Abrar se rappelle trop bien de la fin de la trêve précédente, le 1er décembre dernier. «Et si nous survivons jusque-là, est-ce que nous aurons la force de pleurer les membres de nos familles que nous avons perdus dans cette guerre? Je n’en suis même pas certaine.» ■

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland