Le Temps

«L’e-commerce, comme il s’est développé, est un gâchis terrible»

Nick Hayek, dirigeant de Swatch Group, explique le retour de Swatch. Et détaille l’importance de l’innovation, au niveau industriel, créatif, dans la distributi­on aussi. Avec un message: il faut parfois chercher la simplifica­tion

- RECUEILLIS PAR S. GT PROPOS

Rencontre avec Nick Hayek à Bienne, dans son nouveau bureau, juste entre Swatch et Omega. Pour une discussion ouverte sur la marque Swatch, son passé, son présent et le potentiel milliard de francs réalisé cette année.

Swatch est indissocia­ble de la montre à quartz, son parcours croise pourtant très tôt celui de la montre mécanique, dès 1990. Pouvez-vous recadrer cette histoire? Mon père [Nicolas Hayek, ndlr] croyait à la montre mécanique. Il cherchait une solution pour maintenir le savoir-faire de Nivarox-FAR [fabricant principal des organes réglants de la montre mécanique en Suisse, appartenan­t à Swatch Group, ndlr]. Pour ce faire, il fallait soutenir ses capacités de production et il s’est donc appuyé sur Swatch. On pense communémen­t que Swatch a sauvé l’industrie seulement par le volume, mais en réalité, Swatch a été instrument­ale dans le maintien du savoir-faire de la montre mécanique en Suisse.

Le lancement de Sistem51 en 2013, pour les 30 ans de Swatch, s’inscrivait dans cette trajectoir­e. Quand ETA [manufactur­e de production de mouvements de Swatch Group, ndlr] est venue avec l’idée de créer un mouvement automatiqu­e Swatch, très innovant et très qualitatif, c’était une provocatio­n et j’ai été séduit.

Une provocatio­n dites-vous, en quoi? Ce n’était pas seulement une provocatio­n mais aussi un formidable défi. Vous savez, même dans le haut de gamme, beaucoup de marques ne fabriquent pas leurs propres mouvements. La provocatio­n consistait à concevoir un calibre complèteme­nt nouveau, en Suisse, avec une production automatisé­e, à un moment où la Commission de la concurrenc­e soutenait qu’il était impossible que les marques concurrent­es produisent leurs propres mouvements. Nous avons prouvé que c’était possible, sur du «Swiss made» à 100% et sur l’entrée de gamme. Ça aurait dû inspirer la concurrenc­e…

Il y a donc une leçon à tirer de Sistem51? La leçon est qu’il ne faut pas toujours chercher la complicati­on. Il faut aussi chercher la simplifica­tion, repenser la constructi­on et réduire le nombre de composants. C’est comme cela que l’on peut fabriquer des produits accessible­s et hautement qualitatif­s.

En quoi est-ce déterminan­t de proposer des montres mécaniques accessible­s alors que le haut de gamme fonctionne si bien? Il ne s’agit pas que de mécanique. Il s’agit de marque et la marque doit faire rêver, mais pour cela, il faut que tout le monde puisse avoir le sentiment de faire partie de la marque. Les grandes maisons de luxe dans la mode ont toutes des produits accessible­s, parfums, maroquiner­ie, etc. En ne misant que sur le luxe, l’exclusivit­é et l’inflation des prix non justifiée, l’horlogerie haut de gamme élitaire risque en partie de perdre le contact avec le grand public et la nouvelle génération.

Est-ce ce qui explique le succès de la MoonSwatch? Oui en partie, et de la Scuba Fifty Fathoms avec Blancpain également. Mais il y a aussi d’autres facteurs. Nous avons ouvert le champ, nous avons créé un nouveau marché. Et en le faisant, nous avons aussi séduit ceux qui peuvent se permettre d’acheter du luxe. C’est ça la mission de Swatch, la joie de vivre et la provocatio­n positive.

Si l’on reste sur Sistem51, on constate un parcours contrasté: le lancement a été flamboyant, mais l’attention est vite retombée. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour le relancer en collaboran­t avec Blancpain? Il y a des limitation­s avec Sistem51, en termes de typologie de produits, la transparen­ce chère à Swatch, le design, etc. Et je ne cache pas que la révolution du début a fini par s’estomper et que le public a fini par s’habituer à Sistem51. Nous en sommes aussi en partie responsabl­es, nous aurions dû faire plus. Mais il y a eu le choc du franc, dès 2015, et avec lui la difficulté de conserver le niveau adéquat de volume sur les lignes Sistem51 [les plus chères du catalogue, ndlr]. Nous avons préféré nous concentrer sur les modèles plus classiques.

C’était un problème de production si je comprends bien? Non, il y avait simplement d’autres priorités.

Il a pourtant fallu attendre une autre innovation pour que vous relanciez Sistem51: la biocéramiq­ue (matériau composite biosourcé breveté par Swatch), apparue en 2021. Juste? C’est vrai. Quand nous avons sorti la biocéramiq­ue, nous avons eu des demandes de marques haut de gamme, pas seulement dans le groupe, et même d’autres secteurs, comme l’automobile. Il y avait un grand appeal [«intérêt»] autour de cette innovation, mais nous avons décidé d’en laisser l’exclusivit­é à Swatch. La question était de savoir comment en faire profiter la marque. C’est là que l’idée de la collaborat­ion avec Omega est arrivée. Avec la Speedmaste­r Moonwatch, c’était naturel, il y avait une histoire à raconter, celle de la première montre qui est allée sur la lune. La MoonSwatch nous a démontré que cela ne faisait pas de mal à Omega, bien au contraire, alors nous avons poursuivi avec la Fifty Fathoms de Blancpain, une montre de plongée qui elle aussi a marqué l’histoire. Swatch avait aussi sa montre de plongée, la Scuba, mais n’en faisait plus depuis un certain temps. Puis il y avait Sistem51. Nous avons rassemblé toutes ces histoires. Ce qui est phénoménal, c’est que le monde entier les a accueillie­s à bras et coeur ouverts.

Les effets positifs se mesurent facilement: près d’un million de montres de plus exportées sur le segment à moins de 200 francs en 2023. Attention, il ne faut pas regarder que le nombre de pièces. Nous avons aussi innové sur la distributi­on. Bien sûr, les collaborat­ions avec Omega et Blancpain se sont vendues à plusieurs millions d’exemplaire­s, et cela continue – entrainant au passage une hausse de 20 à 30% sur les autres collection­s de Swatch. Mais la vraie prouesse est que toutes ces montres ont été vendues dans les propres boutiques de Swatch, sans e-commerce, sur seulement 200-250 points de vente dans le monde. L’achat est de plus limité à une seule montre, par jour et par personne et par point de vente. L’e-commerce, comme il s’est développé, est un gâchis terrible. De pouvoir consommer à chaque instant, depuis n’importe où, dans le confort, ne donne pas la vraie valeur à un produit qui n’est pas une sorte de matière première, comme la nourriture par exemple.

Et quel est le message? Que les gens, s’ils ont envie d’acheter un produit, doivent se déplacer pour pouvoir l’acquérir. Et sans la pression que ce soient des éditions limitées. L’achat devient à nouveau une expérience positive, partagée avec beaucoup d’autres.

De quoi assurer l’objectif du milliard de francs de vente cette année? Si vous lancez des produits innovants, rien n’est assuré. Mais nous avons envie d’exploiter au maximum ces opportunit­és. Si l’on peut atteindre le milliard, alors pourquoi pas. ■

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(GRANGES, 13 SEPTEMBRE 2023/PASCAL MORA/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES) Nick Hayek: «Nous avons ouvert le champ, nous avons créé un nouveau marché.»

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