Le Temps

Le carré magique, héritage de Jacques Guhl

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Décédé le 20 janvier à 101 ans, cet homme de lettres et de ballon a laissé des recueils de poésie mais aussi un exercice de base pour l’entraîneme­nt des enfants. Un chef-d’oeuvre de simplicité aux variations infinies pour «trouver l’ordre au coeur du désordre»

Le terme de «carré magique» ne vous dit sans doute rien, ou vous mène sur une fausse piste si vous pensez au milieu de terrain des Bleus Michel Platini. Ce carré-là est l’un des exercices de base les plus pratiqués de l’entraîneme­nt du football, avec le «4x4» (opposition sur terrain réduit et petits buts), la passe à dix (opposition sans autre but que la conservati­on du ballon) ou le toro (appelé aussi rondo ou «5 contre 2»), où deux joueurs tentent d’intercepte­r un ballon que s’échangent d’autres joueurs qui les entourent.

Le carré magique n’a besoin que de quatre cônes ou «assiettes» en plastique, deux ou trois joueurs à chaque angle, deux ballons ou plus selon le niveau des joueurs. Ceux-ci vont d’un coin à l’autre, passant le ballon au partenaire posté au cône suivant. Il existe de nombreuses variantes: passes courtes, longues, redoublées, dans les pieds ou dans la course, etc. Voilà, vous y êtes… En fait, vous connaissez le carré magique depuis vos années juniors sans jamais avoir su son nom, ni celui de son inventeur. Comme Monsieur Jourdain et sa prose, tout le monde fait du Guhl sans le savoir.

Car c’est bien Jacques Guhl, personnage aux mille vies – footballeu­r, acteur, écrivain, poète, entraîneur, marchand de vin, sélectionn­eur, scénariste, fondateur de l’école de football du FC Si qui a imaginé cet outil efficace et très simple, même s’il pouvait devenir extrêmemen­t complexe, au service du développem­ent technique et tactique des jeunes footballeu­rs. «En vingt minutes, un joueur touche 500 fois le ballon et effectue 120 passes, réceptionn­ant à chaque fois le cuir, le contrôlant et le redonnant, toujours en mouvement», avait-il calculé en 2007 pour Le Nouvellist­e.

Jacques Guhl est mort le 20 janvier 2024, à 101 ans. Ses obsèques, célébrées le 24 janvier à la cathédrale Notre-Dame

«Sur le terrain de football et sur scène, les mêmes questions se posent: pourquoi est-on là? Et que veut-on faire passer comme message?»

JACQUES GUHL, ÉCRIVAIN ET ENTRAÎNEUR DE FOOTBALL (1922-2024)

de Sion, ont réuni de nombreux anciens joueurs du FC Sion. Certains avaient été ses coéquipier­s, comme Baudoin de Wolff, d’autres ses assistants comme Bernard Karlen, René-Pierre Quentin, ou Jean-Paul Biaggi, d’autres encore ses élèves à l’école de foot comme Alain Geiger, Madeleine Boll ou Serge Trinchero. Au vin d’honneur qui suivit la messe, la tristesse s’était complèteme­nt dissipée et il fut bien vite question de football, de la vie et du carré magique. «Pa rapport à ce que nous faisions avant, c’était révolution­naire, avec presque rien: quatre cônes et du mouvement», souligna Baudoin de Wolff.

Un chef d’orchestre

«Le football, c’est le rythme. Jacques créait le rythme, un peu comme un chef d’orchestre. Son carré magique, c’était beaucoup une histoire de dosage pour accélérer ou ralentir le tempo, mais aussi de contact visuel – très important, le regard – et de maîtrise de l’espace par la maîtrise du ballon», résuma, lyrique, Alain Geiger pour qui Jacques Guhl est «un Cruyff ou un Guardiola qui n’a pas eu besoin d’aller exercer chez les pros».

C’est à ce moment-là que JeanPaul Biaggi, ancien gardien puis instructeu­r FIFA, vint à notre secours et dessina sur notre carnet de notes le schéma de base à grands coups de flèches. «Tu fais partir deux ballons. Tout le monde à la même vitesse, pas besoin d’aller vite; il faut être juste. Propre. Si ça roupille, tu fais deux carrés. Et tu les fais travailler intérieur, extérieur, pied droit, pied gauche. Après, changement de sens. Il ne faut pas avoir peur de faire durer quinze, vingt minutes. Aujourd’hui, on veut tout minuter, faire le plus d’exercices possibles en un minimum de temps. Mais ce sont des gammes, la répétition est importante.»

N’ayant pas pu venir à l’enterremen­t, l’ancien junior du club aujourd’hui «Monsieur Afrique» de la FIFA, nous expliqua par téléphone en avoir bouffé, du carré magique. «Avec Bernard Karlen, Blaise Piffaretti ou Michel Sauthier, parfois tout un entraîneme­nt, d’autres fois mauvais pied uniquement.»

Ordre et désordre

On peut distinguer trois phases. Au commenceme­nt, il n’y avait rien en Valais, où Jacques Guhl débarque en 1955. «Des pommiers et des vignes», dit Alain Geiger. Quelques terrains de football, mais uniquement pour les grands, peu d’équipes juniors, une vingtaine dans tout le canton, et pas beaucoup plus de ballons. On entraîne surtout la condition physique, on se lance le ballon à la main pour faire des têtes, on le contrôle en mettant le pied dessus. «Les passes, c’était dix minutes en face-à-face, immobiles», se souvient un ancien. Guhl balaie «ces méthodes dignes de la Mob», amène du mouvement et des ballons pour chacun.

Il fonde en 1957 l’école de football du FC Sion parce que «la grammaire utilisée ne doit pas être la même pour l’enfant de 10 ans que pour le jeune homme de 20 ans. C’est un peu comme si on utilisait le même livre à l’université qu’en première année d’école primaire.» Il impose le football des juniors sur des demi-terrains avec des buts plus petits. La pratique du football explose chez les jeunes mais Jacques Guhl, très exigeant et perfection­niste, n’est pas satisfait. «Il n’y avait rien de pire, pour lui, que des jeunes qui attendaien­t leur tour dans une colonne», se souvient Baudoin de Wolff.

Le carré magique se met véritablem­ent en place à ce moment, comme nous l’a expliqué par écrit son ancien assistant et ami, Bernard Karlen. «En se trouvant régulièrem­ent au bord des terrains, Jacques a pu analyser les pertes de temps inutiles lors d’une séance d’entraîneme­nt. Il me disait: «Combien de minutes l’entraîneur va-t-il perdre avant de commencer sa séance?» Ne pouvant plus pratiquer un football sauvage hors des terrains de jeu, il ne fallait surtout pas perdre de temps lors des séances officielle­s. C’est à partir de là que le «carré magique» a été créé.»

«Nous trouvons dans ce nouvel exercice tous les ingrédient­s dont le footballeu­r moderne a besoin, reprend Bernard Karlen. «Pas la technique pour la beauté du geste mais la technique pour s’adapter aux difficulté­s du terrain», répétait Jacques. L’accent doit être mis sur le jeu au sol, les situations réelles, et le joueur doit utiliser toutes les parties de son pied pour assurer une passe réussie. A lui de choisir celle qui lui va le mieux. En bref, il s’agit de donner à l’enfant une palette d’informatio­ns afin qu’il puisse privilégie­r sa créativité et sa spontanéit­é. Jacques aimait créer le désordre afin que chaque joueur puisse retrouver un équilibre et mettre de l’ordre en collaborat­ion avec un partenaire dans l’exercice.»

Un article de la Wochenzeit­ung en 2005 constate que le Valais, qui n’avait donné que deux joueurs à l’équipe de Suisse en cinquante ans, a fourni un grand nombre d’internatio­naux depuis l’arrivée de Jacques Guhl dans le Vieux-Pays: Quentin père et fils, Valentini, Trinchero, Barberis, In-Albon, Geiger, Brigger, Bregy, Cina, Piffaretti, Pascolo, Bonvin,

Fournier, Rey, Wicky, Lonfat, etc. Mais il cite également Hansruedi Hasler, alors directeur technique de l’ASF, qui regrette que «personne n’ait pris la peine d’analyser le modèle de Sion et de se demander comment on aurait pu le transposer en Suisse».

A cette époque, Jacques Guhl, déjà âgé de 85 ans, a pris du recul et de la hauteur. L’évolution du football en Suisse (formule Rumo, Super Ligue à dix clubs) et ailleurs (libéralisa­tion du nombre d’étrangers dans les équipes) sont pour lui des nonsens. Il se recentre sur le football régional et les jeunes, et fait du club de Crans-Montana, où il vit l’été, un «laboratoir­e». «Le mercredi et le samedi matin avec les juniors, on a poussé le carré magique très très loin», se souvient avec émotion Michel Mendicino, qui entraîne aujourd’hui le FC Conthey.

Avec huit joueurs («on faisait un second carré avec les huit moins bons»), un carré de 10 m de côté et quatre ballons, Guhl et Mendicino explorent surtout la partie «magique» de l’exercice. «Les joueurs étaient constammen­t sollicités, d’une manière qui favorisait le mouvement et la complicité. Parfois c’était le porteur de balle qui décidait de la manière dont le ballon était transmis, parfois c’était le receveur. On pouvait même leur demander d’improviser une variante chaque fois différente. Ils étaient parvenus à un niveau de complicité extraordin­aire! On y a passé des heures et des heures.»

«Il y a 60 ans, c’était révolution­naire»

Aucun de ces joueurs n’est devenu profession­nel, «ce n’était pas le but», dit Michel Mendicino. Mais Crans-Montana, petit club de 4e ligue, a soudain eu des équipes juniors en 1er degré. La meilleure volée a remporté la coupe valaisanne en juniors A en battant le FC Sion, puis a promu l’équipe première en 2e ligue pour l’unique fois de son histoire.

Sans Jacques Guhl, sa vision, son exigence, son idéal de complicité entre les joueurs, le carré magique peut n’être qu’un banal exercice comme un autre. Mais il en est ainsi du football: l’organisati­on compte moins que l’animation. «Aujourd’hui, il faudrait l’adapter. En losange, par exemple, plutôt qu’en carré, pour adopter un positionne­ment du corps correspond­ant au jeu moderne et travailler la verticalit­é. On peut aussi imaginer plus de passes en diagonale dans l’optique de la recherche du «troisième homme» désormais si important», détaille le Valaisan Patrick La Spina, créateur de Foot Lab, formateur indépendan­t.

Ancien junior de Montana, Patrick La Spina n’a connu Jacques Guhl que sur le tard. «Son idée de départ - développer la capacité à résoudre des problèmes dans un contexte mouvant et évolutif est d’une grande modernité. Il y a 60 ans, c’était révolution­naire. Quand je faisais mon master au FC Barcelone, ce vieux monsieur de Montana tenait quasiment le même langage. Je n’en revenais pas…» ■

«Le football, c’est le rythme. Jacques créait le rythme, un peu comme un chef d’orchestre»

ALAIN GEIGER, ANCIEN JOUEUR DE FOOTBALL INTERNATIO­NAL SUISSE

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