Le Temps

«Au théâtre, les vivants parlent au nom des morts»

Cinéaste admiré des «Chansons d’amour» et du «Lycéen», Christophe Honoré remonte à Lausanne «Le Ciel de Nantes», saga familiale qui est une entaille dans les coeurs. Confidence­s d’un artiste qui fait de ses vies rêvées la matière de son oeuvre

- Alexandre Demidoff @alexandred­mdff

Les yeux au ciel, bien sûr. Pour que les larmes remontent vers les nuages. Le Ciel de Nantes revit ces jours au Théâtre de Vidy à Lausanne et, pour beaucoup, c’est l’heure des grandes marées intérieure­s. Christophe Honoré, le cinéaste admiré des Chansons d’amour, de Plaire, aimer et courir vite a ce talent qui le distingue: il met des accents toniques sur ses plaies, des chansons sur son spleen, des masques de rêve sur ses spectres et c’est ainsi que le roman de ses vies devient le nôtre.

Voyez comme il vous accueille à Vidy. Ses acteurs vous attendent dans une salle de cinéma. Youssouf Abi-Ayad alias le jeune Christophe Honoré y tourne un film sur sa famille nantaise. Il recoud la mémoire des siens, transfigur­e, embobine. Dans leur fauteuil, des ombres se rebiffent. Miracle des frères Lumière: ils sont là, les oncles, les tantes, la grand-mère tant aimée, la mère de Christophe – celle-ci étant jouée par son fils Julien Honoré.

La caméra tourne et le théâtre prend corps. Christophe Honoré ressuscite une généalogie timbrée. Et ces gens de Nantes rejouent leur histoire, avec l’avantage d’être morts, c’està-dire de ne plus rien avoir à perdre. Autour de la grand-mère (Marlène Saldana, merveilleu­se, oui, c’est le mot), ils avouent l’inavouable, composant une comédie française où passent les spectres de la guerre d’Algérie, les tubes des années 1980, les chamailler­ies du dimanche autour du gigot, les douleurs qu’on déguise…

Pour jouer cela, il faut des acteurs joueurs mais à fleur de larmes et ils le sont tous, d’Harrison Arévalo à Jean-Charles Clichet, de Julien Honoré à Chiara Mastroiann­i, de Stéphane Roger à Marlène Saldana. Avec eux, on fredonne Joe Dassin et Sheila, avec eux on fait tourner le carrousel d’un temps pas tout à fait perdu. Christophe Honoré, 53 ans, et sa bande invitent à brigander dans les buissons d’une mémoire personnell­e qui est une mythologie collective. C’est ce qu’il a fait l’autre matin dans un hôtel lausannois. Il a débobiné la pelote de ses désirs et sa douceur inquiète était celle du gamin d’autrefois.

De quoi «Le Ciel de Nantes» vous a-t-il libéré?

Rien ne libère jamais. On croit que faire un film, un spectacle ou un livre libère. Comme si on se déchargeai­t d’une substance toxique sur un mode sacrificie­l. Mais les créations ne sont pas des tumeurs. A vrai dire, je suis lourd aujourd’hui de ce Ciel de Nantes où se mêlent les souvenirs et le rêve de ce passé.

Pendant vingt ans, vous avez voulu tourner un film sur votre famille sans y arriver. Qu’est-ce qu’a ouvert le théâtre?

Il m’a permis de recréer les membres de ma famille, de les métamorpho­ser. Il a généré d’autres images, celles du spectacle, qui viennent se glisser dans l’album aux souvenirs. Il y a un moment dans la vie où on ne sait plus si on se souvient de son passé ou si on le rêve. C’est dans ce sens-là que je dis que c’est peut-être plus toxique pour moi.

Pourquoi reprendre «Le Ciel de Nantes» deux ans après sa création?

Je pourrais répondre que le spectacle prend une nouvelle résonance, avec cette attention qu’on a plus encore qu’il y a deux ans à la violence domestique. Mais la vérité est plus mesquine que cela…

Mesquin, ne dites pas cela…

Si, si… J’assume ma mesquineri­e (rire de tanière). Si on reprend le spectacle, c’est pour éprouver le plaisir des retrouvail­les et constater que ce qu’on a vécu, il y a deux ans, était important. Cet acte est un peu égoïste. C’est en ce sens que je parle de mesquineri­e.

Entre-temps, il y a eu votre film, «Le Lycéen», l’histoire d’un ado de 15 ans qui perd son père dans un accident, votre histoire…

Le film a été une autre manière de prendre en charge cette adolescenc­e, sur un mode plus douloureux. Le Ciel de Nantes baigne dans une ambiance qui est de l’ordre de la comédie.

Du spectacle «Nouveau Roman» aux «Idoles» à l’affiche à Vidy en 2019, du «Ciel de Nantes» au film «Le Lycéen», ne s’agit-il pas toujours de recomposer une famille?

Il y a l’idée du groupe en tout cas. Vous l’appelez famille. J’aime au théâtre que tout le monde soit sur scène tout le temps, qu’il n’y ait ni sorties ni entrées, qu’il n’y ait pas de personnage­s principaux. Mais la famille, oui… vous avez peut-être raison. Mon prochain film, Marcello, s’intéresser­a à l’histoire familiale de Chiara Mastroiann­i. Elle se rêvera sous les habits de son père, Marcello Mastroiann­i.

Qu’est-ce qu’une troupe?

Un fantasme de cinéaste! Quand je rêvais de cinéma, je m’imaginais à la tête d’une Factory comme Andy Warhol à New York. J’aurais eu un groupe et, au cours de l’année, nous aurions alterné film et pièce. Quand j’étais artiste associé au Théâtre de Lorient, j’ai joui un peu de ce privilège. Cela a donné Nouveau Roman. Quand une nouvelle direction a débarqué, elle m’a prié de dégager les décors. C’est pour cette raison que j’ai créé une troupe, Comité dans Paris, dont les «sociétaire­s» s’appellent notamment Julien Honoré, JeanCharle­s Clichet et Marlène Saldana, rejoints par Marina Foïs, Chiara Mastroiann­i, Anaïs

Demoustier, etc. Mes interprète­s sont moteurs d’une création.

Faut-il être amoureux de son acteur ou de son actrice pour réussir son film?

Surtout pas! Il ne faut surtout pas être amoureux, parce que sinon vous êtes foutu.

Mais au sens platonique? Jusqu’à il y a peu, le cinéaste amoureux de son interprète était un lieu commun…

Je n’ai jamais adhéré à cette conception. Le fait que je travaille avec mon petit frère, Julien, définit beaucoup mieux la relation que j’ai avec mes acteurs ou mes actrices, au théâtre comme au cinéma. Je suis dans un rapport fraternel avec eux, avec tout ce que cela peut comporter de disputes, de tendresse, de possibilit­és de se contredire sur un mode familier. Quand je dis «familier», j’entends par là qu’on peut exprimer un désaccord profond sans que ça remette en cause le lien. Cette relation fraternell­e implique une confiance et un sens presque «mafieux» de l’honneur de la famille. Le groupe défend le film ou la pièce contre tout, même si la pièce ou le film n’ont pas forcément raison.

Vous seriez donc un grand frère?

Oui, mais je peux aussi être le petit frère. Fabrice Luchini joue dans Marcello. Je ne le connaissai­s pas du tout. A ses côtés, je me sentais comme un petit frère. Je crois beaucoup plus à ces choses-là. L’amour, c’est beaucoup plus sérieux que cela, ça n’a rien à voir avec le travail artistique. On ne peut pas comparer… Certains metteurs en scène affirment être amoureux de leur actrice pour pouvoir abuser de leur pouvoir. Cela relève de la manipulati­on.

Comprenez-vous qu’on puisse déraper sur un tournage?

Oui, parce que la pression est grande, peutêtre plus au cinéma qu’au théâtre. Il y a l’argent, le temps compté, les caractères… Et vous êtes en charge de cela. Il m’est arrivé de m’emporter contre des technicien­s, davantage que contre les comédiens. J’ai pour principe que ces derniers ne doivent pas voir les problèmes. Vous vous surprenez à hurler et une minute après vous êtes confus. Le résultat, c’est que je vais voir la personne une heure après et que je présente mes excuses. En tant que metteur en scène, vous avez affaire à l’incompéten­ce des autres, à votre propre incompéten­ce surtout. La majorité du temps quand vous êtes énervé, c’est que vous avez été mauvais, que vous avez mal préparé l’affaire.

L’attitude de Gérard Depardieu sur les plateaux, la mainmise de Benoît Jacquot sur Judith Godrèche. Comment vivez-vous ce nouveau chapitre de #MeToo?

Je suis heureux que cette libération de la parole se produise, mais je ne voudrais pas que les gens pensent que le cinéma, c’est uniquement ça, qu’il entraîne forcément ces violences. On peut faire des films sans abus et heureuseme­nt, même si les rapports de pouvoir existent sur les tournages, comme dans

«Quand je fais un film, un livre ou un spectacle, il faut que je me mette dans un état où je me laisse hanter et où je deviens le fantôme des autres»

tous les autres secteurs profession­nels. Je crois à la vigilance du metteur en scène, c’est lui qui fait l’ambiance du plateau, même si on n’est pas omniscient. On ne voit pas tout.

Votre théâtre consiste à ressuscite­r les morts. Pourquoi?

Le théâtre pour moi relève de la nécromanci­e. J’y fais tourner les tables, revenir les fantômes. Le rideau se lève sur un espace où des vivants font parler les morts. Quand je fais un film, un livre ou un spectacle, il faut que je me mette dans un état où je me laisse hanter et où je deviens le fantôme des autres. Je m’efface, je fais place à mes morts. Je crois beaucoup à ça, même s’il faut que je me débarrasse de cette marotte au prochain spectacle.

Pourquoi?

J’arrive à la fin d’un cycle qui a commencé avec un travail sur les années du sida, qui correspond­ent à mon adolescenc­e. Qu’on soit homo ou hétéro, c’est la tragédie de notre génération. Nous avons vu mourir des gens très jeunes, le sexe et la mort se sont retrouvés noués. Je me suis astreint à une discipline de sincérité qui a entraîné le roman Ton père, le spectacle Les Idoles, le film Plaire, aimer et courir vite. Le Ciel de Nantes,Le Lycéen s’inscrivent dans cette même projection autobiogra­phique. Tout cela a fini par constituer un autoportra­it.

Une forme de kaléidosco­pe proustien?

Ce sont les intermitte­nces de mon propre coeur, pour parler comme Proust, et cette période s’achève avec Marcello, le film avec Chiara dont je suis en train de finir le montage. J’ai envie d’être plus extérieur dans mes prochaines créations.

Vous avez commencé par écrire pour les enfants. D’où vient cette passion pour la littératur­e jeunesse?

Quand je suis arrivé à Paris, j’ai commencé par écrire des livres pour la jeunesse. J’envisageai­s cela comme une revendicat­ion: ce n’était pas parce que j’étais un écrivain homosexuel que je n’avais pas le droit de parler aux enfants. Les films, les pièces sont arrivés, mais j’ai continué d’écrire pour eux. Quand j’ai adapté au cinéma Les Malheurs de Sophie, il était essentiel qu’ils s’y retrouvent. J’aime me demander ce que j’aurais à dire à un être de 10 ans. C’est ce que nous avons fait avec Les Doyens, que nous venons de jouer au Théâtre de Vidy. Quand vous faites ça, vous ne pouvez pas échapper à l’époque.

Quand vous aviez 17-18 ans, comment rêviez-vous votre vie?

J’étais sûr que j’allais mourir à 20 ans parce que j’aurais le sida. Mon père était mort. J’avais perdu beaucoup d’oncles et de tantes du côté de ma mère. Je rêvais un peu au cinéma, mais ça me semblait impossible. Je vivais dans un fatalisme idiot. Je me disais que cela finirait vite et qu’il fallait en profiter.

Vous avez découvert «Lola», le film de Jacques Demy, avec votre grand-mère à Nantes, alors que vous aviez 12 ans. Cette découverte n’a-t-elle pas été décisive?

C’étaient des rêves. Mais en vérité, je me méfie de cela. On a toujours besoin de trouver des origines à ses activités. C’est vrai que j’allais à Nantes, c’est vrai que j’étais un cinéphile. Il n’y a pas de tricherie là-dessus, mais c’était dans le vide, dans le néant. J’ai commencé vraiment à me projeter à mon arrivée à Paris. J’ai envoyé un texte à L’Ecole des loisirs, qui l’a publié. J’ai déposé un CV aux Cahiers du cinéma, qui m’ont engagé comme chroniqueu­r. Aujourd’hui encore, je m’étonne de la force que je pouvais avoir à 24 ans. J’arrivais dans la capitale et je ne connaissai­s personne.

Qu’y avait-il dans votre chambre d’ado?

Un poster atroce de Birdy, le film d’Alan Parker, au-dessus de mon lit, qui ne correspond vraiment pas à ce que j’aime aujourd’hui. Matthew Modine y était torse nu, donc ça me plaisait. Des Cahiers du cinéma traînaient un peu partout. En vérité, il y avait encore beaucoup d’enfance.

A 15 ans, qui lisiez-vous?

Marguerite Duras. Ça avait même commencé avant. Je n’aimais pas lire et je n’empruntais à la bibliothèq­ue que des pièces et des scénarios. Je suis tombé sur Hiroshima mon amour et ça a été une révélation. Dans toutes mes rédactions de collège, je glissais une citation de Duras. Dans les marges, mes profs se gaussaient: «Quelle prétention!» Elle m’a mené à la littératur­e. J’ai même monté et joué La Musica à 16 ans dans la salle des fêtes de mon village, Rostrenen.

Quel est le livre que vous offrez aux êtres que vous aimez?

L’Amour, le dernier roman de François Bégaudeau. L’histoire toute simple d’un couple sur cinquante ans racontée en 90 pages. C’est économe et beau. ■

«A 17 ans, je rêvais un peu au cinéma, mais ça me semblait impossible. Je vivais dans un fatalisme idiot»

 ?? ?? Christophe Honoré répète, au Théâtre de Vidy, la reprise du «Ciel de Nantes» avec sa tribu d’acteurs, dont Chiara Mastroiann­i (à gauche) et Jean-Charles Clichet. (Eddy Mottaz/Le Temps)
Christophe Honoré répète, au Théâtre de Vidy, la reprise du «Ciel de Nantes» avec sa tribu d’acteurs, dont Chiara Mastroiann­i (à gauche) et Jean-Charles Clichet. (Eddy Mottaz/Le Temps)

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