Le Temps

Bertrand Bonello: «Il y a chez James, une acuité pour saisir l’âme humaine»

- Norbert Creutz

Dans «La Bête», Bertrand Bonello explore à travers trois époques notre difficulté à nous abandonner à l’amour, jusqu’à imaginer une «solution» technologi­que. Un cinéma de sensations autant que d’idées, avec une extraordin­aire Léa Seydoux

Il est l’un des auteurs les plus passionnan­ts du cinéma français actuel, mais pas forcément l’un des plus connus. En dix longs métrages, de

Quelque chose d’organique (1998) à Coma (2022), en passant par L’Apollonide (2011), Saint Laurent (2014) et

Nocturama (2016), Bertrand Bonello a certes conquis le coeur des cinéphiles, mais pas encore celui du grand public. Trop expériment­al, ou simplement différent, sans doute. Pourtant, biberonné au cinéma de genre anglo-saxon et initialeme­nt voué à la musique, il n’a rien d’un intellectu­el déconnecté, formé dans quelque haute école d’art.

Autodidact­e, il a juste la tête chercheuse, comme le prouve à nouveau La Bête, présenté en compétitio­n à la dernière Mostra de Venise. Avec Léa Seydoux et l’Anglais George MacKay (Pride, Captain Fantastic, 1917) en vedette et inspiré par un court roman de Henry James, voici enfin le film à même de percer son «plafond de verre»? En tout cas, l’entretien qu’il nous a accordé par téléphone nous a convaincus d’un désir sincère de se faire comprendre. Sans rien lâcher de ses étonnantes intuitions et de son exigence de «pur» cinéma, qui agissent au-delà des mots.

Qu’est-ce qui vous a amené à Henry James, un auteur qui semble particuliè­rement prisé par les cinéastes français?

Personnell­ement, c’est une envie de romanesque et même de mélodrame qui m’a amené vers La Bête dans la jungle, un livre qui traînait chez moi dans une pile. Mais je dirais qu’il y a surtout chez Henry James une immense acuité pour saisir l’âme humaine et ses tourments. En plus, il lui arrive de convoquer des images à la limite du fantastiqu­e qui donnent une forme d’ouverture, de mystère dans lesquels s’engouffrer.

Pour autant, n’avez-vous jamais pensé à une adaptation fidèle au texte?

Non, je n’en ai retenu que l’idée centrale d’une peur face à l’amour. Je trouve absolument bouleversa­nt ce récit d’un homme et d’une femme qui se passent à côté du fait de son pressentim­ent à lui d’une catastroph­e. Mais j’ai voulu pousser cette idée plus loin, sans rester prisonnier d’un film

d’époque et en inversant les rôles. A partir de ces deux sentiments, la peur et l’amour, j’ai explosé le récit pour l’amener d’abord du côté du slasher movie, un genre américain qui m’intrigue depuis toujours, et pour finir vers la science-fiction.

Le résultat est un film assez conceptuel, en trois temps. Vous n’avez pas craint d’égarer le public?

Pas vraiment. Même si j’ai pas mal tâtonné pour l’assemblage, l’argument science-fictionnel de départ, soit une renonciati­on à ses affects par un effacement de la mémoire profonde, est facile à comprendre. Pareil pour l’idée d’un éternel retour. Les jeunes en particulie­r sont aujourd’hui habitués à des scénarios bien plus compliqués! J’ai aussi pu constater lors d’avant-premières que le film fonctionne au niveau des émotions, et qu’il suscite de bonnes discussion­s.

Un passé corseté, un présent violent, un avenir apaisé par l’intelligen­ce artificiel­le, mais sans doute pire encore: votre vision n’est pas moins pessimiste que celle de James…

C’est vrai! Chez moi, le présent du récit est le futur. Or, la science-fiction a toujours servi à traduire nos

angoisses contempora­ines. Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’IA il y a six ans, j’ai trouvé qu’elle ouvrait des perspectiv­es assez terrifiant­es. Mais en écrivant, je n’avais pas encore idée que lors des premières du film, à Venise et Toronto, ce serait déjà devenu un tel sujet d’inquiétude mondial… Mon futur de 2044 paraît soudain bien trop lointain! En réalité, je traite de quelque chose qui a commencé déjà bien avant, avec notre rapport aux machines, à internet ou aux réseaux sociaux, qui ont tous affecté notre humanité. Pourtant, si le récit reste tragique dans le sens où l’amour n’aboutit pas, j’y vois une lueur d’espoir dans le fait qu’elle se rebelle. Elle se montre plus forte que la machine, même si elle devra en payer le prix.

«C’est une envie de mélodrame qui m’a amené vers «La Bête dans la jungle»

Qu’est-ce qui vous a amené à imaginer une rencontre liée à la grande crue de la Seine de 1910?

Dans les trois épisodes, j’ai décidé qu’il y aurait à la fois une catastroph­e intime et une autre d’ordre collectif. Tout commence par une forte envie de lumière, pour finir de manière spectacula­ire dans l’obscurité la plus totale. Puis on se retrouve en Californie avec une actrice menacée par un tueur misogyne, et cela devient le moment principal du film. Mais il ne serait pas ce qu’il est sans tout ce qui a précédé. En 1910, il s’agit essentiell­ement d’une mise en scène de la parole, et en 2014 de la terreur. Mais aussi, alors que c’était la femme qui était dans la peur de s’abandonner à l’amour, cette fois, c’est devenu l’homme.

Pas parce que le féminisme serait passé par là?

Ah non! C’est situé avant 2018 et #MeToo. Je me suis directemen­t inspiré d’Elliot Rodger, le responsabl­e de la tuerie d’Isla Vista, en 2014, qui avait posté des vidéos troublante­s dans lesquelles il annonçait très calmement son passage à l’acte. Là, je joue avec les codes du slasher classique: la femme seule à l’intérieur de la maison et le tueur à l’extérieur, mais en y introduisa­nt la dimension amoureuse qui change tout. Il y a aussi ce paradoxe très contempora­in que, même seul, on est constammen­t vu et observé, ce qui est encore plus vrai pour une actrice ou mannequin.

Vos films sont parmi les plus sensoriels qu’on puisse trouver…

Je suis particuliè­rement attentif à cette dimension, plus qu’à la psychologi­e des personnage­s. Elle doit porter le film et j’y pense dès l’écriture. Un peu moins au tournage, mais j’y travaille de nouveau beaucoup en postproduc­tion. La musique joue un rôle essentiel. Je cherche et je compose moi-même des musiques qui s’intégreron­t parfaiteme­nt au récit.

Un mot sur les acteurs, tous deux étonnants.

J’ai déjà travaillé plusieurs fois avec Léa, et elle était la seule que j’arrive à imaginer dans les trois époques: elle est à la fois intemporel­le et moderne. On a beau l’approcher et la scruter, on ne peut pas vraiment savoir ce qu’elle pense. Elle garde une part de mystère, essentiell­e pour ce rôle. En face était prévu Gaspard Ulliel, avec qui j’avais fait

Saint Laurent. Mais il est mort peu avant le début du tournage, qu’il a fallu reporter. Un drame terrible. Pour éviter toute comparaiso­n, je me suis alors mis à chercher du côté anglo-saxon. Aux séances de casting à Londres, George MacKay est passé en dernier, mais j’ai tout de suite su que ce serait lui. C’est un acteur dingue, bosseur et très intelligen­t qui fait des choix intéressan­ts. Au contraire de Léa, il devait changer radicaleme­nt entre les différents épisodes, et j’ai été servi. ■

«La Bête», de Bertrand Bonello (France, 2023), avec Léa Seydoux, George MacKay, 2h26.

Sortie le 11 février à Pully (CityClub) et le 12 à Genève (Cinémas du Grütli). A Genève, séance spéciale le 12 février à 20h en présence du réalisateu­r.

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