«On ne va pas renoncer au «Dernier Métro»
Pour Frédéric Maire, il serait absurde de ne plus montrer certains films à cause des agissements d’un seul acteur comme Gérard Depardieu. Mais le directeur de la Cinémathèque suisse insiste sur la nécessité d’un accompagnement pédagogique et d’un travail de médiation
Faut-il ou non encore diffuser des films dans lesquels joue Gérard Depardieu? En tout début d’année, la RTS a tranché: jusqu’à nouvel avis, le service public romand ne programmera plus de longs métrages avec dans un rôle principal l’acteur mis en cause pour son comportement inapproprié voire violent sur les plateaux de cinéma et ses propos misogynes tenus également en dehors. Cette décision a suscité une vive polémique, jusqu’en France, certaines voix estimant qu’elle nie l’idée du cinéma comme aventure collective. Peut-on réduire un film à son seul interprète principal, aussi imposant soit-il? Le point avec Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse.
En tant que directeur d’une institution étatique ayant pour mission la conservation et la diffusion du patrimoine cinématographique, comment vous positionnez-vous face à la polémique autour de la censure des films dans lesquels joue Gérard Depardieu?
Il n’y a pas de bon ou de mauvais patrimoine. Notre mission est de tout préserver, quelle que soit la nature de l’oeuvre, pour aujourd’hui et les générations futures. Et notre mission est aussi de tout montrer, mais pas n’importe comment. La médiation et la pédagogie sont essentielles. Le 20 septembre dernier, nous avions programmé Le Grand Chariot de Philippe Garrel, dans lequel jouent ses deux filles, Esther et Lena Garrel, ainsi que son fils Louis. Quelques semaines avant cette séance spé
Quand j’ai commencé à faire du cinéma, et bien qu’étant fortement marqué par des films où il était acteur, que ce soit ceux de Truffaut, de Resnais ou Blier, jamais je n’ai eu le désir de faire tourner Gérard Depardieu. Déjà, au début des années 2000, ses excès, ses comportements, ses prises de position médiatiques faisaient que je n’avais pas envie de le rencontrer et encore moins de travailler avec lui. Cependant, aujourd’hui qu’il est accusé d’agressions sexuelles et de viols par plusieurs femmes, il me semble insensé qu’une chaîne de télévision puisse décréter qu’elle suspend la diffusion des films auxquels il a participé. Cette réaction est une manière hypocrite et démagogique de se décerner une médaille de bonne moralité. S’arrogeant le droit de délivrer un verdict sur un homme qu’elle juge coupable, elle isole un cas sans rien dire d’un système qui perdure dans le cinéma, comme dans la société tout entière. Les victimes de violences sexuelles et sexistes méritent mieux qu’un réflexe paternaliste et infantilisant, qui nie tout de notre capacité à faire la part des choses.»
Christophe Honoré
ciale, plusieurs actrices ayant travaillé dans le passé avec Philippe Garrel mettaient en cause le cinéaste, témoignant de tentatives de baisers non consentis et de propositions sexuelles lors de rendez-vous professionnels. Après réflexion, nous avons décidé de maintenir cette séance, en expliquant notre choix devant le public, en rappelant le contexte des accusations portées contre le cinéaste, en présence du distributeur du film. C’est important d’encadrer une projection comme celle-ci, d’exprimer clairement la position de l’institution, qui ne doit pas nourrir la polémique mais qui, au contraire, doit contribuer à la réflexion, notamment sur la question du respect des genres et des personnes. Autre exemple: il serait contre-productif de renoncer à montrer les films de la cinéaste Leni Riefenstahl, qui a façonné une grande partie de l’image cinématographique nazie. Notre rôle est, si nécessaire, si pertinent, pour un cycle historique par exemple, de les montrer en donnant au public toutes les informations nécessaires pour qu’il comprenne pourquoi, et comment, ces films ont été tournés et exploités.
Censurer Depardieu reviendrait à censurer des films de Truffaut, Bertolucci, Godard, Goretta, Sautet, Resnais et Giannoli, des films avec Piccoli, De Niro, Deneuve, Cotillard et Noiret, des films sur lesquels ont travaillé des milliers de techniciens et techniciennes… Estil moralement acceptable de leur faire payer le comportement d’un seul homme alors que le cinéma est par essence une aventure collective?
Il serait absurde de censurer l’oeuvre de certains cinéastes à cause des agissements d’un de leurs acteurs. Nous n’allons pas renoncer à projeter Le Dernier Métro de François Truffaut ou Novecento de Bernardo Bertolucci à cause de la présence de Depardieu dans ces films. Mais le cas échéant, il faudra probablement selon les cas encore faire oeuvre de pédagogie et expliquer notre position. Il va sans dire que nous n’allons pas proposer une rétrospective consacrée à Gérard Depardieu. Les candidates et candidats à une rétrospective ne manquent pas.
Si on se réfère à la politique des auteurs, telle que formulée dans les années 1950 par les «Cahiers du cinéma», peut-on dire un film de Depardieu ou de Deneuve comme on dirait un film de Truffaut ou d’Hitchcock? Un film peut-il se réduire à une seule personne, qui ne serait en outre pas son réalisateur ou sa réalisatrice?
Il est évident que les comédiens et les comédiennes, les techniciens et les techniciennes sont toutes et tous aussi essentiels à la réalisation d’un film. Un film ne se réduit pas à une seule personne. Mais je défends la politique des auteurs et considère quand même que le réalisateur ou la réalisatrice sont ceux et celles qui signent le film et qui l’assument, que ce soit avec ou contre la production, selon les époques, les pays et les typologies de films.
Un cinéaste doit-il être responsable des acteurs et actrices qu’il emploie?
A mon avis oui, absolument. Comme toute personne qui pilote un projet, un réalisateur ou une réalisatrice est responsable de ses choix – en connaissance de cause. C’est-à-dire que pour moi le cinéaste qui choisit d’engager un acteur ou une actrice à la réputation sulfureuse en est entièrement responsable. S’il découvre que son acteur ou son actrice a un comportement répréhensible sur le tournage, il est de son devoir absolu de faire le nécessaire pour prendre les mesures qui s’imposent, quitte à mettre en péril la création de l’oeuvre.
Une cinémathèque doit-elle dorénavant tenir compte des sensibilités du public et de l’évolution de la société?
Oui, bien sûr. Une cinémathèque n’est pas hors du temps, bien au contraire. Elle doit donc à la fois être un lieu de mémoire et d’histoire, mais aussi un lieu de débats, où l’on réfléchit sur le monde d’hier, mais aussi celui d’aujourd’hui. C’est aussi son rôle, par exemple, de parler de la guerre en Ukraine avec le cinéaste Sergei Loznitsa, de la situation en Israël et en Palestine avec le réalisateur Amos Gitaï ou de s’interroger sur l’image des hommes et des femmes forgée par le cinéma hollywoodien grâce notamment à des films comme Brainwashed: Sex-Camera-Power, de Nina Menkes, que nous avions présenté le 10 octobre dernier et que nous reproposerons en mars et avril prochains. C’est donc aussi son rôle et sa responsabilité de ne pas inviter et de ne pas mettre en avant des personnalités dont les comportements sont clairement critiquables. ■