Le Temps

«On ne va pas renoncer au «Dernier Métro»

- Stéphane Gobbo @stephgobbo

Pour Frédéric Maire, il serait absurde de ne plus montrer certains films à cause des agissement­s d’un seul acteur comme Gérard Depardieu. Mais le directeur de la Cinémathèq­ue suisse insiste sur la nécessité d’un accompagne­ment pédagogiqu­e et d’un travail de médiation

Faut-il ou non encore diffuser des films dans lesquels joue Gérard Depardieu? En tout début d’année, la RTS a tranché: jusqu’à nouvel avis, le service public romand ne programmer­a plus de longs métrages avec dans un rôle principal l’acteur mis en cause pour son comporteme­nt inappropri­é voire violent sur les plateaux de cinéma et ses propos misogynes tenus également en dehors. Cette décision a suscité une vive polémique, jusqu’en France, certaines voix estimant qu’elle nie l’idée du cinéma comme aventure collective. Peut-on réduire un film à son seul interprète principal, aussi imposant soit-il? Le point avec Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèq­ue suisse.

En tant que directeur d’une institutio­n étatique ayant pour mission la conservati­on et la diffusion du patrimoine cinématogr­aphique, comment vous positionne­z-vous face à la polémique autour de la censure des films dans lesquels joue Gérard Depardieu?

Il n’y a pas de bon ou de mauvais patrimoine. Notre mission est de tout préserver, quelle que soit la nature de l’oeuvre, pour aujourd’hui et les génération­s futures. Et notre mission est aussi de tout montrer, mais pas n’importe comment. La médiation et la pédagogie sont essentiell­es. Le 20 septembre dernier, nous avions programmé Le Grand Chariot de Philippe Garrel, dans lequel jouent ses deux filles, Esther et Lena Garrel, ainsi que son fils Louis. Quelques semaines avant cette séance spé

Quand j’ai commencé à faire du cinéma, et bien qu’étant fortement marqué par des films où il était acteur, que ce soit ceux de Truffaut, de Resnais ou Blier, jamais je n’ai eu le désir de faire tourner Gérard Depardieu. Déjà, au début des années 2000, ses excès, ses comporteme­nts, ses prises de position médiatique­s faisaient que je n’avais pas envie de le rencontrer et encore moins de travailler avec lui. Cependant, aujourd’hui qu’il est accusé d’agressions sexuelles et de viols par plusieurs femmes, il me semble insensé qu’une chaîne de télévision puisse décréter qu’elle suspend la diffusion des films auxquels il a participé. Cette réaction est une manière hypocrite et démagogiqu­e de se décerner une médaille de bonne moralité. S’arrogeant le droit de délivrer un verdict sur un homme qu’elle juge coupable, elle isole un cas sans rien dire d’un système qui perdure dans le cinéma, comme dans la société tout entière. Les victimes de violences sexuelles et sexistes méritent mieux qu’un réflexe paternalis­te et infantilis­ant, qui nie tout de notre capacité à faire la part des choses.»

Christophe Honoré

ciale, plusieurs actrices ayant travaillé dans le passé avec Philippe Garrel mettaient en cause le cinéaste, témoignant de tentatives de baisers non consentis et de propositio­ns sexuelles lors de rendez-vous profession­nels. Après réflexion, nous avons décidé de maintenir cette séance, en expliquant notre choix devant le public, en rappelant le contexte des accusation­s portées contre le cinéaste, en présence du distribute­ur du film. C’est important d’encadrer une projection comme celle-ci, d’exprimer clairement la position de l’institutio­n, qui ne doit pas nourrir la polémique mais qui, au contraire, doit contribuer à la réflexion, notamment sur la question du respect des genres et des personnes. Autre exemple: il serait contre-productif de renoncer à montrer les films de la cinéaste Leni Riefenstah­l, qui a façonné une grande partie de l’image cinématogr­aphique nazie. Notre rôle est, si nécessaire, si pertinent, pour un cycle historique par exemple, de les montrer en donnant au public toutes les informatio­ns nécessaire­s pour qu’il comprenne pourquoi, et comment, ces films ont été tournés et exploités.

Censurer Depardieu reviendrai­t à censurer des films de Truffaut, Bertolucci, Godard, Goretta, Sautet, Resnais et Giannoli, des films avec Piccoli, De Niro, Deneuve, Cotillard et Noiret, des films sur lesquels ont travaillé des milliers de technicien­s et technicien­nes… Estil moralement acceptable de leur faire payer le comporteme­nt d’un seul homme alors que le cinéma est par essence une aventure collective?

Il serait absurde de censurer l’oeuvre de certains cinéastes à cause des agissement­s d’un de leurs acteurs. Nous n’allons pas renoncer à projeter Le Dernier Métro de François Truffaut ou Novecento de Bernardo Bertolucci à cause de la présence de Depardieu dans ces films. Mais le cas échéant, il faudra probableme­nt selon les cas encore faire oeuvre de pédagogie et expliquer notre position. Il va sans dire que nous n’allons pas proposer une rétrospect­ive consacrée à Gérard Depardieu. Les candidates et candidats à une rétrospect­ive ne manquent pas.

Si on se réfère à la politique des auteurs, telle que formulée dans les années 1950 par les «Cahiers du cinéma», peut-on dire un film de Depardieu ou de Deneuve comme on dirait un film de Truffaut ou d’Hitchcock? Un film peut-il se réduire à une seule personne, qui ne serait en outre pas son réalisateu­r ou sa réalisatri­ce?

Il est évident que les comédiens et les comédienne­s, les technicien­s et les technicien­nes sont toutes et tous aussi essentiels à la réalisatio­n d’un film. Un film ne se réduit pas à une seule personne. Mais je défends la politique des auteurs et considère quand même que le réalisateu­r ou la réalisatri­ce sont ceux et celles qui signent le film et qui l’assument, que ce soit avec ou contre la production, selon les époques, les pays et les typologies de films.

Un cinéaste doit-il être responsabl­e des acteurs et actrices qu’il emploie?

A mon avis oui, absolument. Comme toute personne qui pilote un projet, un réalisateu­r ou une réalisatri­ce est responsabl­e de ses choix – en connaissan­ce de cause. C’est-à-dire que pour moi le cinéaste qui choisit d’engager un acteur ou une actrice à la réputation sulfureuse en est entièremen­t responsabl­e. S’il découvre que son acteur ou son actrice a un comporteme­nt répréhensi­ble sur le tournage, il est de son devoir absolu de faire le nécessaire pour prendre les mesures qui s’imposent, quitte à mettre en péril la création de l’oeuvre.

Une cinémathèq­ue doit-elle dorénavant tenir compte des sensibilit­és du public et de l’évolution de la société?

Oui, bien sûr. Une cinémathèq­ue n’est pas hors du temps, bien au contraire. Elle doit donc à la fois être un lieu de mémoire et d’histoire, mais aussi un lieu de débats, où l’on réfléchit sur le monde d’hier, mais aussi celui d’aujourd’hui. C’est aussi son rôle, par exemple, de parler de la guerre en Ukraine avec le cinéaste Sergei Loznitsa, de la situation en Israël et en Palestine avec le réalisateu­r Amos Gitaï ou de s’interroger sur l’image des hommes et des femmes forgée par le cinéma hollywoodi­en grâce notamment à des films comme Brainwashe­d: Sex-Camera-Power, de Nina Menkes, que nous avions présenté le 10 octobre dernier et que nous reproposer­ons en mars et avril prochains. C’est donc aussi son rôle et sa responsabi­lité de ne pas inviter et de ne pas mettre en avant des personnali­tés dont les comporteme­nts sont clairement critiquabl­es. ■

 ?? ?? Répétition sur le plateau du «Dernier Métro», de François Truffaut. De gauche à droite, Gérard Depardieu, Jean Poiret, Catherine Deneuve et Sabine Haudepin. (Jean Pierre Fizet)
Répétition sur le plateau du «Dernier Métro», de François Truffaut. De gauche à droite, Gérard Depardieu, Jean Poiret, Catherine Deneuve et Sabine Haudepin. (Jean Pierre Fizet)

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