Le Temps

Les nouveaux filons de l’art brut

Longtemps confiné dans les marges, l’art brut connaît depuis vingt ans un succès croissant auprès des musées et du public. Institutio­ns culturelle­s, galeristes et collection­neurs ne cessent de découvrir de nouveaux auteurs

- Eric Tariant

C’est Jean Dubuffet qui inventa, au milieu des années 1940, le concept d’art brut. C’était, selon lui, des «oeuvres créées en dehors de toute influence des arts traditionn­els et qui, en même temps, font appel aux couches profondes de l’être humain».

Longtemps ignoré par les institutio­ns, l’art brut n’est parvenu à se faire une place au soleil que récemment, depuis une vingtaine d’années. L’hostilité de Dubuffet à l’égard de celles-ci explique en partie le dédain dans lequel l’art brut a longtemps été tenu. En témoigne son premier manifeste: «L’art brut préféré aux arts culturels», titre du catalogue de l’exposition éponyme qu’il a présentée, en 1949, à la galerie Drouin à Paris.

«Le concept d’art brut a été ghettoïsé par la volonté de Dubuffet, poursuit le collection­neur Bruno Decharme qui a fait don, en 2021, de plus de 900 oeuvres de sa collection d’art brut au Musée national d’art moderne à Paris. Dubuffet refusait que le mot «art brut» soit utilisé en dehors de sa collection. Dans les statuts de la Collection de l’Art brut à Lausanne, figurait l’interdicti­on de prêter et de montrer des oeuvres d’art brut à côté de l’art contempora­in», ajoute-t-il.

«C’est l’art pour l’art»

«Tout cela a induit l’idée regrettabl­e que l’art brut était une sorte de grenade dégoupillé­e contre le milieu de l’art», glisse le galeriste Christian Berst qui s’est employé depuis la création de sa première galerie, en 2005, à sortir l’art brut de son insularité, sans jamais rien céder sur ses frontières. «L’artiste brut, c’est quelqu’un qui ne cherche pas la lumière, contrairem­ent à l’artiste singulier qui vient se présenter avec un carton sous le bras. L’art brut, c’est l’art pour l’art. C’est le plus souvent un art sans destinatai­re manifeste», souligne-t-il.

Aujourd’hui, l’art brut est bel et bien sorti de son ghetto. Les plus grands musées au monde, dont le MoMA, le Metropolit­an Museum of Art et le Musée national d’art moderne, ont fait entrer les oeuvres de ces artistes dans leurs collection­s. La prochaine Biennale d’art de Venise, qui se tiendra du 20 avril au 24 novembre 2024, sous le commissari­at général du Brésilien Adriano Pedrosa, lui ménagera une place centrale.

Des «ambassadeu­rs spontanés»

Quand la Collection de l’Art brut a ouvert ses portes en 1976, elle réunissait 5000 oeuvres données par Jean Dubuffet à la ville de Lausanne. Elle en compte aujourd’hui plus de 70 000. «Nous continuons d’enrichir cet ensemble grâce aux découverte­s que nous faisons dans des galeries ou des publicatio­ns mais aussi grâce à ce que nous appelons nos ambassadeu­rs spontanés», explique Sarah Lombardi, la directrice de la Collection de l’art brut. Historiens de l’art, chercheurs ou anthropolo­gues, ils sont nombreux à venir proposer des oeuvres au musée de Lausanne, qui bénéficie aussi des dons de familles d’artistes.

«Une dame nous a envoyé, par le biais d’un régisseur d’oeuvres d’art dans un musée français, des photos de dessins de son grandpère qui était tapissier. Nous ne connaissio­ns pas cet artiste, Félix Aimé Martin, né en 1899 à Valence. Après son décès, en 1984, sa petitefill­e a conservé ses nombreuses oeuvres réalisées au stylo-bille, et une soixantain­e sont entrées dans nos collection­s, en 2023, suite à un achat et une donation», poursuit Sarah Lombardi.

Madeleine Lanz (1936-2014) réalisait des compositio­ns florales ou géométriqu­es bigarrées aux crayons de couleurs, à la craie grasse et à la mine de plomb. En 2015, elle a, à son tour, été intronisée dans le saint des saints de l’art brut grâce à un ergothérap­eute qui avait repéré ses oeuvres dans un home pour personnes âgées du canton de Vaud où elle résidait. «Madeleine Lanz vivait à une demi-heure de route de notre musée», précise la directrice du lieu.

Réseau de têtes chercheuse­s

Christian Berst n’a cessé de faire des découverte­s de nouveaux auteurs grâce à un réseau de têtes chercheuse­s qu’il entretient depuis trente-cinq ans. C’est grâce au psychiatre d’une artiste, une autiste née en 1985 près de La Havane, que le galeriste a découvert, en 2014, l’oeuvre de Misleidys Castillo. Depuis, ses personnage­s aux corps bodybuildé­s, auréolés de scotch brun, ont été montrés dans plus de dix exposition­s internatio­nales à Los Angeles, Vienne et New York.

A partir du 8 février, le galeriste parisien exposera dans son bel espace du passage des Gravillier­s, une de ses dernières trouvaille­s: l’artiste iranien Farnood Esbati, né à Téhéran en 1993. «Je l’ai connu par l’intermédia­ire d’un artiste iranien passionné d’art brut qui l’a repéré», explique Christian Berst. Ce dernier s’est tout de suite enflammé pour le travail de cet artiste, qui, au travers de paisibles saynètes pastorales, de panoramas tortueux ou d’ébranlemen­ts tectonique­s, s’attache à rendre visible le ciment entre les choses, «les liens, impercepti­bles en temps ordinaire ou perçus différemme­nt par chacun de nous – qui tendent à consacrer l’univers comme irréductib­lement singulier.»

Reconnu comme l’un des plus importants collection­neurs privés d’art brut au monde, Bruno Decharme a profité de la notoriété de sa collection pour continuer de l’enrichir. «Des gens m’appellent quand ils découvrent des auteurs intéressan­ts. Nous avons aussi établi de nombreux contacts en République tchèque, patrie de ma compagne, Barbara Safarova, aux Etats-Unis et au Brésil notamment.»

Si Vincent Baudriller n’avait pas été nommé au Théâtre de Vidy, il y aurait eu peu de chance pour que je mette un jour les pieds à Lausanne. Autant l’avouer, dans l’esprit paresseux d’un Breton comme moi, la Suisse appartient à un grand Est plutôt inaccessib­le, c’est limite frontalier des plaines de Sibérie. La première fois où je suis venu travailler à Lausanne, j’ai pris la côte qui mène au Musée de l’art brut. Ce fut une découverte et un émerveille­ment. Et une révélation. Depuis, à chacune de mes visites, je remonte jusqu’à cette drôle de maison pleine de trésors. C’est un endroit tellement inspirant, où l’émotion devance la beauté. Une beauté qui scalpe. Et sortant de là, souvent, je me suis interrogé sur les artistes brutaux d’aujourd’hui. Je les imagine vivant parmi nous, familiers et invisibles, comme des esprits craintifs qui nous échappent sans cesse. Comme des souvenirs qui reviennent soudain mais quand on se retourne sur eux, ils ont déjà disparu.»

Christophe Honoré

Ames de sauveurs

C’est à Bruno Decharme que l’on doit notamment d’avoir fait connaître les oeuvres de Zdenek Kosek. D’abord typographe et caricaturi­ste pour des journaux, Kosek subit, dans les années 1980, un profond traumatism­e psychique qui le conduit à penser le monde de façon radicaleme­nt différente. Il passe alors l’essentiel de ses journées à sa fenêtre à relever toutes sortes de données sur des cahiers d’écolier, des cartes d’atlas ou de vieux magazines. Il y réunit sons, lettres, chiffres, représenta­tions du sexe et du temps.

«Je m’intéresse particuliè­rement aux artistes qui pensent participer à la fondation du monde, à son organisati­on, son sauvetage en lien avec Dieu, explique le collection­neur. A ceux qui s’attachent à faire tenir ce qui s’est effondré, à reconstrui­re ce qui a été détruit, anéanti. Comme Zdenek Kosek, qui nous dit: «Si je n’essayais pas de résoudre tous les problèmes de l’humanité, qui le ferait?» ■

 ?? ?? C’est une exposition de l’auteur d’art brut Pascal Vonlanthen qui a remporté le Prix Solo Artgenève – F.-P. Journe 2024, lors de la foire d’art genevoise qui vient de s’achever. (Encre de Chine et marqueur Posca sur papier 45 × 64 cm.) (Claude Cortinovis. Courtesy: Lovay Fine Arts, Genève)
C’est une exposition de l’auteur d’art brut Pascal Vonlanthen qui a remporté le Prix Solo Artgenève – F.-P. Journe 2024, lors de la foire d’art genevoise qui vient de s’achever. (Encre de Chine et marqueur Posca sur papier 45 × 64 cm.) (Claude Cortinovis. Courtesy: Lovay Fine Arts, Genève)

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