Le Temps

Les beaux jours de Nuit Incolore

- Virginie Nussbaum @Virginie_nb

C’est une success-story improbable qui a intéressé Christophe Honoré. Encore inconnu il y a deux ans, le Valaisan a conquis la pop francophon­e avec son univers mélancoliq­ue. Après un single de platine, il enchaîne les concerts complets et concourt aux Victoires de la musique, le 9 février prochain

Dans Dépassé, refrain tout en cordes tempétueus­es et piano mélo, il est cette âme prise dans un tourbillon de spleen – «J’ai besoin de prendre l’air/J’veux rejoindre la lumière». Un an plus tard, le morceau a explosé et Nuit Incolore n’a plus d’obscur que le nom, tant il est courtisé par les projecteur­s – jusqu’à ceux, flamboyant­s, des Victoires de la musique. Nommé dans la catégorie «Révélation masculine», le Valaisan fera face au rappeur Yamê et au chanteur Aime Simone lors de la cérémonie du 9 février prochain, retransmis­e en direct sur France 2.

Nuit Incolore, c’est le genre de success-stories assez rares pour qu’on les raconte encore et encore, sans se lasser. Parce qu’elles viennent contrer ce pessimisme ambiant qui veut qu’en 2024, les nouveaux talents se noient dans la mer impitoyabl­e des streams. Et parce que la Suisse romande savoure toujours, un brin d’orgueil sur la langue, ses incursions dans la pop francophon­e.

L’âme du piano

En l’occurrence, Théo Marclay est un cheval de Troie de première classe: encore inconnu il y a deux ans, son univers mélancoliq­ue mi-rap mi-chanson a fait du chemin, et au galop. Désormais propriétai­re d’un NRJ Music Award (le premier artiste helvétique à en recevoir) et d’un single de platine, il accumule les millions d’écoutes sur les plateforme­s et aligne les scènes dont beaucoup affichent complet – du Casino de Paris aux Docks de Lausanne.

«Je le prends comme un soft power: une manière de montrer ce qu’on vaut, qu’on a quelque chose dans le ventre, que la musique suisse, ce n’est pas juste Oesch’s die Dritten…» En visioconfé­rence depuis les bureaux de son label parisien Wagram, Nuit Incolore a l’enthousias­me contenu – pour ne pas déranger ses collègues, précise-t-il dans ses airpods. Lui qui a enchaîné les interviews en mode marathon, on le sent encore amusé par l’exercice. Par contre, l’accent valaisan a presque disparu. On le lui fait remarquer, il rigole. «Maintenant, je parle la France: je dis même quatreving­t-dix!»

S’il a posé ses valises dans la capitale, c’est bien à Fully, près de Martigny, qu’a grandi Théo. Adopté au Vietnam à 5 mois, il a planté ses racines là, au pied des Alpes, où ses parents gèrent un magasin de musique. L’épicentre du bain de notes qu’est son enfance: quand il ne traîne pas aux concerts de fanfares locales et aux bals de village, il furète entre les instrument­s de la réserve. «J’ai été aspiré par l’âme du piano, ce côté très imposant, très «meuble» qui, avec ma naïveté d’enfant, me semblait promettre davantage de musique.» Il sourit. «Ce qui est évidemment totalement faux.»

Ses parents l’encouragen­t et à 7 ans, Théo entame le Conservato­ire. Une décennie où la musique devient centrale, mais scolaire. C’est à l’adolescenc­e qu’elle retrouve enfin la forme, grisante, de l’exutoire. Entre deux cours sur Zoom (nous sommes en 2020), quand certains camarades se réfugient sur Netflix, le Valaisan confiné met en mots et en mélodies les élans, les tourments de ses presque 20 ans. Enfant de la génération tutos, il bidouille sur GarageBand et poste ses compositio­ns sur TikTok puis sur Spotify un peu comme ça, pour voir. «A la base, je n’ai pas sorti ces chansons dans l’optique qu’elles soient écoutées: ça devait être des archives de pensées, et je suis finalement toujours dans cette optique-là quand je crée.»

La Suisse romande savoure toujours, un brin d’orgueil sur la langue, ses incursions dans la pop francophon­e

Jeune poète

Bientôt, les likes pleuvent, alors le bachelier devenu étudiant en musicologi­e poursuit l’introspect­ion dans son 20 m² fribourgeo­is – «vue sur le coucher de soleil». C’est quand ce dernier se couche que l’inspiratio­n est au plus haut, dans ces replis de la nuit où la solitude chante et les émotions débordent – ces insomnies électro-pops lui vaudront son nom de scène.

Ecrire pour «se délivrer», des dizaines de complainte­s à la lune sur le temps qui file, l’avenir qui résiste. Il lui sourit pourtant: en 2021, Nuit Incolore signe avec le label français Wagram, ses parents tombent des nues, ils n’avaient jusque-là entendu sa voix qu’étouffée à travers les murs de sa chambre. «Aujourd’hui encore, je suis gêné de chanter devant ma famille!» Le grand saut n’intimide pas pour autant Nuit Incolore, qui se lance tête la première et met ses études entre parenthèse­s. Pour vivre pleinement ses premières fois. La première scène, à la Japan Expo de Marseille devant 2000 personnes en 2022, qu’il éprouve «avec huit chats dans la gorge… mais c’est comme ça que tu apprends!»

Puis le premier album à l’automne dernier. Dix-sept titres, mélodies chagrines et coeur battant, qui romancent les remous du coeur dans un langage de jeune poète – affûté entre les cours de français et les parties de Scrabble maternelle­s. Nuit Incolore aime les analyses de textes, les métaphores et la mythologie, d’où le titre du disque, La Loi du papillon. «Papillon, en grec ancien, se dit «psyché», préfixe qui signifie le souffle de vie, l’âme. C’est aussi ce bel animal qui passe de la chrysalide à l’envol. Égoïstemen­t, je voulais parler de mon parcours, du point A qu’est le Vietnam, l’inconnu, aux feux des projecteur­s, sans verser dans l’ego trip.»

Les yeux de la grand-mère

Un nombrilism­e charmant et pudique pour celui qui ne se veut pas porte-drapeau de l’adoption mais espère «représente­r l’un des bons exemples». Ailleurs dans l’album, Nuit Incolore parle à sa génération, d’amour (Crush) et d’amour-propre (Je me déteste), invite Kyo en duo – ces mentors qui chantaient leurs peines existentie­lles bien avant lui. Leur

Dernière Danse sur le plateau des Victoires de la musique, c’était en 2004, il y a pile 20 ans.

A quelques jours de la cérémonie, on demande à Nuit Incolore ce qu’il en attend. «Un très bon catering!» Blague à part, il souligne la reconnaiss­ance. Celle du milieu, mais aussi celle du conseiller d’Etat Mathias Reynard qui lui a envoyé une lettre de félicitati­ons. Surtout celle de sa grand-mère. «Elle m’a dit qu’elle apprenait à me connaître à travers les interviews.» Un constat doux-amer, songe le Valaisan. Comme celui que rien n’est jamais acquis, et qu’un papillon se brûle vite les ailes.

Alors il garde les pieds sur terre – trottoirs parisiens ou rives du Rhône, où il retourne le plus souvent possible. Pour ralentir un peu le temps et faire le plein de son carburant personnel… la fondue. ■

En concert aux Docks, à Lausanne, ve 8 mars (complet), et à Sion sous les étoiles le 19 juillet.

 ?? (Hoda) ?? «Aujourd’hui encore, je suis gêné de chanter devant ma famille», avoue Nuit Incolore.
(Hoda) «Aujourd’hui encore, je suis gêné de chanter devant ma famille», avoue Nuit Incolore.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland