Le Temps

L’ombre que Trump fait peser sur nos démocratie­s

- Gauthier Ambrus

L’ancien président américain n’est pas le seul à croire en ses chances d’être réélu. Sa possible victoire suscite l’inquiétude, bien au-delà des Etats-Unis. Relisons avec profit George Orwell pour faire la part entre les fantasmes et les périls bien réels qui nous guettent

La perspectiv­e faramineus­e de voir Donald Trump reprendre les rênes des Etats-Unis après ses dérapages à répétition déchaîne une vague de prédiction­s plus alarmistes les unes que les autres. A les entendre, sa réélection risquerait de faire basculer la plus vieille démocratie en activité vers un régime de type autoritair­e, voire «fascistoïd­e», ou même carrément totalitair­e. Les institutio­ns américaine­s, qui ont pourtant fourni la preuve de leur grande capacité à absorber les chocs (de l’affaire Lewinsky aux soupçons d’irrégulari­té qui entachèren­t la première élection de G. W. Bush, jusqu’à l’assaut contre Capitol Hill), pourraient bien cette fois ne pas résister à la rage des «trumpistes», prêts à fondre sur les rouages de l’Etat. Plus globalemen­t, ce sont toutes les nations démocratiq­ues qui seraient menacées d’un possible effet domino, rongées comme elles le sont déjà par leurs contradict­ions.

Une arme redoutable

Comment expliquer un tel catastroph­isme? Et surtout, ces craintes sont-elles un tant soit peu justifiées? «N’est-ce pas infantile et absurde de se faire peur avec les visions d’un futur totalitair­e?», se demande Orwell dans les Réflexions sur la guerre d’Espagne (1943), bilan au long cours d’un conflit qu’il vécut de plein fouet. Ne comptez pas sur lui pour relativise­r le péril, alors

que le monde est en train de s’effondrer sous ses yeux. Dès les années 1930, il mettait en garde les nations libérales contre le double danger rouge et brun, à l’intérieur comme à l’extérieur. Mais ce qui l’inquiète avant tout, c’est quelque chose de plus sournois, comme le révèle un autre passage du même texte.

Orwell remarque qu’une des conséquenc­es majeures de la guerre d’Espagne est d’avoir fait triompher la propagande au détriment de la simple vérité. Orwell l’avoue, la perspectiv­e de voir le mensonge écrire l’histoire lui fait peur. Au présent. Il y voit le symptôme préoccupan­t d’un mal qui menace le ressort psychologi­que qui est à la base du consensus démocratiq­ue, à savoir la reconnaiss­ance de la vérité objective. Or les idéologies nées de la violence des conflits sociaux et internatio­naux l’ont obscurcie durablemen­t. On ne parle plus de science tout court, mais de science «allemande» ou «juive», «bourgeoise» ou «socialiste». Orwell y voit la première victoire des totalitari­smes, et l’une de leurs armes les plus mortelles.

Mais pourquoi les démocratie­s s’y laisseraie­nt-elles prendre? La réponse se trouve dans un autre article d’Orwell, à peu près contempora­in, consacré à une anecdote devenue légendaire: la panique que la lecture radiophoni­que par Orson Welles de La Guerre des mondes, le roman de science-fiction de H. G. Wells, avait diffusée aux Etats-Unis.

Psychose collective

Orwell n’ironise pas sur l’affaire, comme beaucoup l’ont fait. Il se plonge dans une étude de l’Université de Princeton qui analyse les rouages de cette courte psychose collective. Premier enseigneme­nt: les gens ont été piégés par la confiance trop facile qu’ils vouent à leur principal moyen d’informatio­n, la radio, sans avoir pu ni voulu vérifier l’informatio­n. Second enseigneme­nt: on a moins cru à une invasion d’aliens qu’à l’attaque réelle d’un pays fasciste, à une époque où tous vivent dans la hantise d’une guerre imminente. Troisième enseigneme­nt: les victimes de l’erreur se trouvent parmi les couches les moins instruites et les plus démunies de la population, prêtes à s’accrocher au premier «Sauveur» venu.

Conclusion: le mensonge n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il s’imprègne d’une vérité «inabsorbab­le», faute d’être en état de l’affronter ou de maîtriser ses implicatio­ns. L’entrée dans la Deuxième Guerre mondiale puis la Guerre froide ont contraint les démocratie­s à resserrer les rangs, sans oublier le boom économique. Quelle recette trouverons-nous aujourd’hui? ■

Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

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